Quatre leçons d’affaires à retenir de l'empire portugais

Publié le 23/02/2024 à 12:50

Quatre leçons d’affaires à retenir de l'empire portugais

Publié le 23/02/2024 à 12:50

L’historien britannique Roger Crowley raconte brillamment une épopée qui a débuté à la fin du 15e siècle et qui a marqué le début de l’ascension aussi fulgurante qu’improbable du Portugal, ce petit pays sous-estimé au sud-ouest de l’Europe. (Photo: 123RF)

EXPERT INVITÉ. L’humanité cherche toujours à trouver dans l’histoire des leçons à appliquer au présent, et une de mes lectures récentes n'échappe pas à cette logique.

Conquerors: How Portugal Forged The First Global Empire, un bestseller de l’historien britannique Roger Crowley raconte brillamment une épopée qui a débuté à la fin du 15e siècle et qui a marqué le début de l’ascension aussi fulgurante qu’improbable du Portugal, ce petit pays sous-estimé au sud-ouest de l’Europe.

Voici donc quelques leçons applicables à notre époque contemporaine en affaires qui me semblaient toutes aussi pertinentes aujourd’hui qu’il y a 500 ans.

 

1. Nul besoin d’être grand et puissant

La première leçon à retenir de l’empire maritime établie par les Portugais est autant une source d’inspiration pour les aspirants qu’un avertissement aux puissants: nul besoin d’être grand et puissant pour fonder un empire.

Il faut se rappeler qu’au moment de se lancer à la conquête du monde, le Portugal comptait à peine un million d’habitants. De plus, son économie se résumait principalement à la pêche et à l’agriculture de subsistance.

À ceci, on peut ajouter que plusieurs empires commerciaux dominaient déjà l’Europe et la Méditerranée, notamment Venise et Gêne.

Autant dire que le Portugal partait de loin, en position largement défavorisée. Il ne figurait pas dans les pensées des différents monarques d’Europe comme étant un concurrent potentiel.

Pourtant, en trois décennies chevauchant la fin du 15e siècle et le début du 16e siècle, le Portugal avait assuré sa conquête de l’océan Indien. Il avait aussi créé le «prototype» des empires maritimes modernes basés sur une puissance maritime agile, un modèle que suivront les Anglais et les Néerlandais, peu de temps après.

Surtout, en ouvrant les océans du monde entier au commerce, des côtes japonaises à Lisbonne en passant par le Brésil et l’Inde, de gré ou de force, le Portugal a jeté les bases de la mondialisation de l’économie en forgeant son empire, comme l’indique Crowley.

Dans le monde des affaires, on peut y voir une analogie avec des géants comme Amazon et Netflix, qui n’étaient que des challenger fragiles faisant face à des empires comme Blockbuster et Walmart.

On connaît la suite.

Avec suffisamment d’aplomb, les nouveaux petits joueurs ont l’avantage de pouvoir tenter ce qui semble encore impossible: innover alors que les grandes puissances établies doivent souvent utiliser leurs ressources pour défendre leur empire existant.

Cette tâche est onéreuse et empêche souvent de se réinventer et de s’adapter au Nouveau Monde qui émerge.

 

2. Tout est géopolitique

Tout comme on ne peut réduire l’hégémonie américaine de notre époque à des facteurs économiques, l’élite portugaise de l’époque ne concevait pas son exploration du monde uniquement en termes financiers ou de rentabilité, aussi importants fussent-ils.

Le désir ardent d’atteindre les Indes s’inscrivait dans un contexte géopolitique marqué par une confrontation permanente entre le monde chrétien et le monde arabo-musulman.

Après tout, le Portugal avait été subjugué pendant plus de cinq siècles par les Maures, des Berbères arabisés et islamisés, qui provenaient du nord de l’Afrique. Le catholicisme ardent des Portugais et le désir de l’Europe de reconquérir les terres saintes se prêtaient d’autant plus à une telle vision géopolitique du monde.

De plus, le contrôle qu'exerçaient les Mamelouks en Égypte sur la route des Indes (mer Rouge, port d’Alexandrie et empire maritime vénitien), conférait à Venise un quasi-monopole sur le commerce des épices en Europe et une position géostratégique et commerciale dominante en Méditerranée

Tout cela au détriment du Portugal, évidemment.

Manuel 1er, le jeune roi du Portugal (1495-1521), largement responsable de cette période d’expansion portugaise, voulait donc transformer la structure même de l’ordre international, sans parler de l’équilibre des pouvoirs par les conquêtes de ses explorateurs et la création de son empire commercial.

Aujourd’hui, les États-Unis utilisent leur puissance économique pour imposer leur hégémonie politique et financière par l’entremise du dollar américain. Ils se servent aussi de cette puissance pour financer leur armée et leur force maritime dominante.

Pour tenter de contrer cette hégémonie, la Russie, la Chine et les pays du BRICS (qui inclut la Russie et la Chine) ont établi des instances et des partenariats commerciaux afin de s’opposer à l’influence américaine.

Ils veulent aussi créer un bloc alternatif au régime international sous la coupe des Américains.

Comme quoi les intérêts géostratégiques et économiques ne font qu’un, que ce soit au 16e ou au 21e siècle.

La réémergence des confrontations géopolitiques force d’ailleurs les entreprises, les fonds d’investissement et les organismes internationaux à se constituer une expertise en analyse géopolitique.

Comme l’empire commercial portugais n’est intelligible qu’en comprenant la structure du système international de la fin du Moyen Âge, il serait naïf de croire qu’on puisse vouloir établir un empire commercial à notre époque sans une compréhension fine de l’échiquier international contemporain et les risques qu’il comporte.

 

3. Choisissez bien vos vice-rois

Tout comme une entreprise ne se résume pas à son PDG, un empire commercial du 16e siècle ne se limite pas non plus à son roi.

Le roi devait rester à Lisbonne. En revanche, ses vice-rois – plus spécifiquement la lignée commençant avec Vasco de Gama, incluant Francesco de Almeida et se terminant avec Afonso de Albuquerque – étaient en contact avec un monde qu’ils découvraient au fur et à mesure qu’ils progressaient dans leurs découvertes.

À même le pont de leurs vaisseaux et essentiellement laissé à eux-mêmes de par la distance avec Lisbonne, d’une expédition maritime périlleuse à une autre et au fil des batailles meurtrières, ces vice-rois ont consolidé un réseau de comptoirs commerciaux et de points d’appui fortifiés.

Ils ont aussi réformé des pratiques militaires désuètes et forgé des alliances.

Ils ont enfin neutralisé leurs ennemis pour assurer la continuation de leur présence et accroître leur influence dans un monde qu’il leur était pratiquement inconnu au-delà d’une certaine mythologie à peine quelques années auparavant.

Comme Crowley l’écrit, le roi Manuel 1er, sous lequel la conquête de l’Océan indien a pris place, a eu la chance d’avoir eu des subalternes qui ont été tout aussi responsables dans la construction de l’empire:

«En Almeida et Albuquerque, Manuel a eu la chance d'avoir deux commandants loyaux et incorruptibles, ce dernier étant l'un des grands conquérants et bâtisseurs d'empire visionnaires de l'histoire du monde.»

La qualité première d’un dirigeant, que ce soit un roi ou un PDG, est donc souvent d’identifier des individus qui partagent leur vision.

Il doit aussi identifier ceux et celles qui ont les aptitudes et la force de caractère pour l’appliquer, tout en y ajoutant des éléments de leur propre conception de l’objectif à atteindre.

Une condition essentielle, alors qu’ils devront inévitablement improviser une fois «sur le terrain» dans l’action et face à l’adversité.

 

4. L’audace paie (et se paie cher)

Finalement, l’empire portugais offre également des avertissements.

Si l’audace des rois et de leurs navigateurs a été récompensée, elle portait en elle un coût élevé qui ne se mesure pas que financièrement, mais aussi moralement.

Prophète en plus que grand stratège, Afonso de Albuquerque, vice-roi des Indes portugaises de 1509 à 1515, avait anticipé le risque qu’une telle audace puisse pervertir un tel succès d’un pays et un peuple sous-estimé:

«Le Portugal est très pauvre et lorsque les pauvres sont cupides, ils deviennent des oppresseurs. Les émanations de l'Inde sont puissantes - je crains que le temps ne vienne où, au lieu de notre renommée actuelle de guerriers, nous ne serons plus connus que comme des tyrans avides.»

Il ne faut donc jamais oublier que l’enfer est pavé de bonnes intentions, en affaires ou lors de la conquête des Indes.

 

À propos de ce blogue

Considérée à une certaine époque comme un temple de la rigidité, de la hiérarchie, d’un certain conservatisme même, l’entreprise évolue aujourd’hui à grande vitesse et est souvent l’une des premières institutions, avec l’université et les médias, à adopter les mouvances dominantes du moment. En décortiquant les événements du monde des affaires qui font les manchettes, ce blogue analyse l’influence des tendances politiques et idéologiques qui s’installent dans le monde de l’entreprise et des affaires dans l’objectif d’aider les différentes parties prenantes, des employés aux employeurs jusqu’aux consommateurs, à naviguer ces fluctuations nombreuses et parfois déroutantes. Philippe Labrecque est auteur et journaliste indépendant. Il a travaillé pendant une dizaine d’années en développement économique et en intelligence d’affaires après avoir complété un baccalauréat en sciences politiques et une maîtrise en politiques publiques à l’Université Concordia, un certificat en études politiques européennes de l’Institut d’études politiques de Strasbourg ainsi qu’une maîtrise en études des conflits internationaux au King’s College de Londres. Philippe Labrecque est l’auteur du livre «Comprendre le conservatisme en 14 entretiens» aux éditions Liber (2016) ainsi que de plusieurs articles d’opinions et d’analyses publiés au sein de publications québécoises, britanniques, françaises et américaines.

Philippe Labrecque

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