Attention au concept fourre-tout de «Sud global»

Publié le 23/12/2023 à 10:00

Attention au concept fourre-tout de «Sud global»

Publié le 23/12/2023 à 10:00

Le «Sud global» abrite des pays aussi variés que le Mexique, le Brésil, le Maroc, la République démocratique du Congo (RDC), l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Inde, les Philippines (notre photo) ou la Chine. (Photo: 123RF)

ANALYSE. L’expression «Sud global» est devenue à la mode pour désigner un nouvel acteur géopolitique, qui aurait des relations de plus en plus tendues avec l’Occident. Or, ce concept fourre-tout est relativement peu utile, car ce supposé Sud global regroupe en fait des pays hétérogènes, ouverts et hostiles aux Occidentaux, parfois ennemis entre eux, et dont les régimes politiques et les niveaux de vie sont très différents.

Dans une tribune publiée en juin dans le magazine français Le Point, Frédéric Encel, spécialiste en relations internationales, a même qualifié le Sud global de «concept paresseux», qui n’incarne en réalité «pas grand-chose». «Qu’une forme de multipolarité ait succédé à la bipolarité de la guerre froide ne fait guère de doute, et chacun admettra aussi qu’en part relative, vu la montée en puissance économique phénoménale de la Chine, Nord-Américains et Européens pèsent moins qu’en 2000. Mais ce "Sud global" n’incarne ni ne démontre rien pour autant», écrit l’auteur de Les voies de la puissance. Penser la géopolitique au XXIe siècle (Odile Jacob, 2022).

Pour nos entreprises qui exportent, importent ou investissent dans ce vaste ensemble géographique, ce concept du Sud global — région dans laquelle le Canada y a notamment des accords de libre-échange avec le Chili, la Jordanie et le Vietnam — ne procure pas non plus une grille de lecture pertinente pour évaluer des occasions et des risques d’affaires.

Vraisemblablement apparu pour la première fois en 1969 sous la plume du militant politique américain Carl Oglesby en pleine guerre du Vietnam, ce concept réunit en fait aujourd’hui le «deuxième monde» et le «tiers monde» — l’ancienne classification géopolitique utilisée pendant la guerre froide, alors que l’Occident faisait office à l’époque de «premier monde».

 

Qui est dans le Sud global?

Durant la guerre froide, le deuxième monde regroupait des pays comme l’ex-Union soviétique et ses pays satellites du bloc communiste d’Europe de l’Est. Pour sa part, le tiers monde rassemblait tous les pays qui n’étaient alignés ni sur Washington ni sur Moscou, à commencer par l’Inde, principal chef de file de ce groupe.

Aujourd’hui, la Russie ne fait toutefois pas partie du Sud global, puisqu’elle occupe une partie importante de l’hémisphère Nord. Pour visualiser le Sud global, imaginez-vous une carte du monde séparée en deux par une ligne horizontale imaginaire.

Ainsi, tous les pays situés sous les États-Unis, l’Europe et la Russie en font partie. En revanche, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande en sont exclus: on les associe à l’Occident et à l’hémisphère Nord en raison de leur régime politique et leur niveau de vie.

Par conséquent, le Sud global abrite des pays aussi variés que le Mexique, le Brésil, le Maroc, la République démocratique du Congo (RDC), l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Inde, les Philippines ou la Chine. Certains sont des rivaux historiques, comme l’Arabie saoudite (sunnite) et l’Iran (chiite). C’est sans parler des États qui ont un conflit frontalier majeur tels que la Chine et l’Inde, qui a même provoqué une guerre entre les deux pays en 1962.

En 2021, il y a aussi eu des affrontements entre des soldats indiens et chinois, mais uniquement à coups de bâtons, montre un reportage de la chaîne américaine CNN. Le concept de Sud global a aussi ses limites sur le plan diplomatique.

 

L’Occident n’est pas isolé

Par exemple, depuis l’invasion russe de l’Ukraine, en février 2022, on a pu lire et entendre que les Occidentaux étaient essentiellement les seuls à avoir dénoncé l’attaque d’un pays souverain par la Russie de Vladimir Poutine. Or, c’est une mauvaise perception. Le 2 mars 2022, les 193 pays membres de l’Organisation des Nations unies (ONU) ont voté sur la résolution à l’assemblée générale condamnant la guerre en Ukraine. Ainsi, 141 pays ont voté pour, 5 ont voté contre, 35 se sont abstenus et 12 représentants de pays étaient absents lors du vote.

Sans grande surprise, tous les pays occidentaux et leurs proches alliés — par exemple, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande — ont voté en faveur, mais aussi des États comme le Brésil, la RDC, l’Égypte, l’Arabie saoudite, le Cambodge et l’Indonésie. Les cinq pays qui ont voté contre cette résolution sont la Russie, la Biélorussie, la Syrie, la Corée du Nord et l’Érythrée.

Parmi les 35 abstentions, on retrouve des poids lourds politiques tels que la Chine, l’Inde, l’Iran ou l’Afrique du Sud. En février 2023, une résolution similaire à l’ONU a essentiellement donné les mêmes résultats. On est donc loin d’un Sud global s’opposant à l’Occident.

 

Bipolaire, unipolaire et multipolaire

L’échiquier géopolitique a grandement changé depuis 40 ans.

Nous avons vécu successivement dans un monde bipolaire, unipolaire et, depuis quelques années, de plus en plus multipolaire, où des puissances comme la Chine, la Russie et l’Iran contestent l’hégémonie de l’Occident.

L’Inde défend certes ses intérêts, mais elle demeure un pays allié des Occidentaux. Elle participe par exemple à des alliances militaires comme le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité («Quadrilateral Security Dialogue») (États-Unis, Inde, Japon, Australie) pour contrer la Chine en Indopacifique.

Dans notre environnement international en constante mutation, comprendre les mouvements des plaques tectoniques et les tendances à venir est donc crucial pour les entreprises. Encore faut-il s’appuyer sur une grille d’analyse cohérente et pertinente afin d’espérer y arriver de manière optimale.

Force est de constater que le concept de Sud global n’est pas une grille appropriée.

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand

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