De l'or au bitcoin, ou le déclin de l'Occident

Publié le 17/10/2023 à 14:34

De l'or au bitcoin, ou le déclin de l'Occident

Publié le 17/10/2023 à 14:34

«Tout comme «Babylone, Thèbes, Rome, Byzance et Bagdad» à leur époque de gloire respective, il est évident, pour Spengler, que New York, Londres, Paris, Mumbai ou Shanghai, par exemple, représentent les grands pôles économiques et financiers d’une économie mondiale aujourd’hui...» (Photo: 123RF)

EXPERT INVITÉ. La lecture d’un essai publié il y a plus d’un siècle par un historien et penseur qui fait l’étude et l’analyse des cycles historiques des grandes civilisations, peut sembler être peu utile pour interpréter notre monde économique moderne, complexe et hypertechnologique. C’est pourtant tout le contraire.

Certaines lectures transforment parfois notre compréhension du monde de façon inattendue et le livre Le déclin de l’Occident, du philosophe allemand Oswald Spengler, publié en deux tomes à la suite de la fin de la Première Guerre mondiale, est l’une de ces lectures.

Dans un monde où la nature même du travail, et surtout de l’argent, se transforme à vue d’œil à cause de la technologie et des théories économiques et financières toujours plus abstraites et où l’avenir semble toujours plus incertain, il est pertinent de prendre le temps de réfléchir à notre inconscient économique collectif qui détermine à plusieurs égards non seulement notre trajectoire professionnelle individuelle, mais aussi notre trajectoire collective.

 

L’argent mène le monde

Avec Le déclin de l’Occident, Oswald Spengler chamboule non seulement notre conception linéaire de l’Histoire (avec un grand «H»), mais explique la nature profonde de notre univers économique contemporain comme étant fondamentalement «l’expression d’une vie psychique» unique à notre époque, tout en ayant des similarités économiques aux civilisations disparues du passé, de Babylone à Thèbes en passant par l’Empire romain.

Pour Spengler, la forme spécifique que prend notre économie et notre conception de l’argent n’est pas le simple résultat d’une progression linéaire au fil des siècles, inscrite dans une quête de productivité et d’efficacité croissante, de la collectivisation de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs à la production industrielle automatisée, ou même de confrontations idéologiques entre différents modèles économiques, entre socialisme et capitalisme, par exemple, comme le discours économique d’aujourd’hui tend à le faire croire.

Au-delà des formules et théories économiques qui servent principalement à alimenter idéologiquement l’État gestionnaire (traduction libre de «the Managerial State») et les grands de la haute finance, Spengler ne tente pas de régler quelconque problème économique auquel nous faisons face, mais nous ouvre les yeux sur l’inéluctabilité d’un système économique qui tend vers une abstraction toujours croissante de l’argent alors que celle-ci adopte aujourd’hui une signification «métaphysique», comme si le capital définissait les contours mêmes de notre existence et de notre pensée et non l’inverse.

Après tout «l’argent mène le monde» comme on dit.

Plusieurs y verront une évidence, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Le travail et la production ont déjà été liés à la terre et au paysan pour qui le bien produit «est lié par les fils délicats de sa nature, par son “âme”, à la vie qui l’a produit ou qui le consomme», une conception du «bien» — qu’on nommerait marchandise — qui nous est largement étrangère aujourd’hui.

Quand on dit «l’argent mène le monde», inconsciemment on place le capital au-dessus du travail, de la production, ces derniers largement dissociés de la richesse alors que cette dernière, à notre époque, est souvent acquise de façon immatérielle, par le résultat de transactions financières au sein d’un monde économique qui valse sur les notes de politiques monétaires toujours plus imaginatives, qui mènent aux spéculations les plus audacieuses.

Après avoir représenté une unité d’échange pendant un certain temps, l’argent devient une fin en soi, où les questions économiques et techniques dominent toute autre question et se résument au «prix», au détriment de la valeur, au sein d’une société qui n’a plus les réflexes ou la profondeur pour penser et réfléchir autrement.

L’exemple de la vente potentielle d’une propriété familiale ancestrale illustre bien la différence entre le prix et la valeur. En premier lieu vous avez un nombre (le prix), qui fluctue d’après différents facteurs externes à la maison elle-même ; en deuxième lieu vous avez la valeur inquantifiable des liens et de l’histoire entre les générations passées, présentes et futures.

À quelques exceptions près, un survol rapide des médias confirmera qu’il ne reste que la conception du «prix» aujourd’hui alors qu’on ne parle que de taux d’intérêts, de spéculation immobilière, de fluctuation des marchés, des retombées liées aux investissements dans des projets manufacturiers, des besoins en électricité pour assurer la production, ou simplement le coût qu’implique avoir un enfant, pour ne nommer que ceux-là.

 

De l’or aux billets de banque, jusqu’au bitcoin

L’or et la monnaie métallique, forme ultime et tangible de l’argent et mesurée au poids, ont été remplacés par des formes d’argent toujours plus abstraites faites de papier, soit des billets de banque, pour lesquels la valeur dépend d’un chiffre qui, comme l’inflation nous le fait remarquer de nos jours, possède un pouvoir d’achat en fluctuation constante, donc d’une valeur malléable.

Grâce aux avancées technologiques, cette dynamique vers l’abstraction de l’argent mène aujourd’hui à la numérisation complète de celui-ci. On pourrait y voir une simple façon de faciliter le commerce sur des distances toujours plus grandes, ce qui est vrai initialement.

Ceci dit, à terme, l’abstraction croissante de l’argent ne représente pas qu’une simple technique facilitant les transactions, mais sa nature profonde.

Tentant d’analyser le rôle de l’argent au sein de notre économie contemporaine, Spengler, définit sa nature comme étant «relationnelle et dynamique» et qui s’exprime par son existence basée sur les «opérations de crédit» potentiellement infinies à l’inverse de l’argent «corporel» d’époques passées et qui prend la forme physique de la «monnaie frappée» à valeur fixe et ne permettant pas sa multiplication sans effort de production substantielle.

Le summum de cette abstraction complète de l’argent «dynamique» prend aujourd’hui la forme de milliards de transactions par cartes bancaires numérisées, bien entendu.

On pourrait aussi y reconnaître la création du bitcoin, une monnaie conçue pour n’être que purement virtuelle et qui résulte d’opérations mathématiques et informatiques et de l’énergie électrique tout en étant indépendante des autorités financières et économiques, sans la possibilité même de prendre une forme matérielle quelconque.

Si le bitcoin est un exemple parfait de cette «pensée» abstraite de l’argent, les théories monétaires des dernières décennies comme la théorie monétaire moderne et le maintenant célèbre assouplissement quantitatif (quantitative easing), qui tentent de créer de la richesse matérielle et stimuler l’économie principalement par la création (l’impression virtuelle) de quantité d’argent astronomique et la manipulation des taux d’intérêt, comme les dernières années et décennies nous l’ont démontré, en sont une autre expression évidente.

Comme le philosophe allemand l’indique, le triomphe de cette forme d’argent «dynamique» est un concept qui émerge avec l’ascension de l’importance de la ville au sein de nos économies, à l’inverse d’une économie paysanne subjuguée par les grands centres urbains.

 

Naissance de la «ville-monde»

Quand on pense que plus de 80% de la population canadienne vit aujourd’hui en ville, que la Banque mondiale estime que près de 70% de la population mondiale vivra dans un univers urbain dès 2050 et que 80% du PIB mondial est généré par les villes du monde entier, on constate un des grands phénomènes de notre époque: l’urbanisation massive et la dévitalisation des régions au profit des villes, qui elles-mêmes se concurrencent au sein d’une sorte de palmarès constitué des villes de calibre mondial et de villes de second ordre économique.

Alors que certains n’y voient que le résultat de l’industrialisation, des innovations technologiques, de nouveaux moyens de transport ou des changements socioculturels de notre époque, Spengler voit l’urbanisation massive plutôt comme l’expression économique finale d’une grande culture, et donc comme un phénomène récurrent au sein des civilisations passées.

Tout comme «Babylone, Thèbes, Rome, Byzance et Bagdad» à leur époque de gloire respective, il est évident, pour Spengler, que New York, Londres, Paris, Mumbai ou Shanghai, par exemple, représentent les grands pôles économiques et financiers d’une économie mondiale aujourd’hui, quitte à se dissocier sociologiquement des nations qui les abritent ou en transformant la campagne et les villages en hinterland (arrière-pays) relégué à fournir les matières premières de ces villes-monde.

Difficile de nier que l’économie mondiale est aujourd’hui principalement celle des grandes villes, ce que Spengler nomme les «villes-monde» de par leur nature aliénée des racines culturelles des terres qui les entourent et par leur tendance à absorber les ressources et les hommes de la paysannerie pour les convertir en puissance économique et financière.

Une telle analyse n’est pas sans rappeler l’absorption par Montréal des populations provenant des régions au Québec au 19e et 20e siècle, jusqu’à nos jours, ou même la compétition historique entre Montréal et Toronto comme pôle économique du Canada.

 

Éviter de devenir «l’objet» de l’Histoire

Une réflexion comme celle d’Oswald Spengler n’est pas qu’académique et désintéressée, elle est plutôt un cadre qui guide nos actions en balisant ce qui nous est possible en tant qu’acteur économique à notre époque.

Oui, pour Spengler, notre économie des villes-monde, notre forme d’argent toujours plus abstraite et les manipulations financières qui en résultent jumelés à l’urbanisation massive sont certains des indicateurs d’un Occident qui approche de la fin de son cycle naturel, comme le titre de son œuvre l’indique.

Cela dit, loin d’être pessimiste, Spengler nous offre un prisme pour comprendre et concevoir notre monde économique dans un univers dominé par la technologie et des théories économiques et financières toujours plus abstraites, dans l’objectif de nous donner une carte mentale pour naviguer notre époque souvent confondante.

Ce prisme peut servir de leçon pour les entrepreneurs, pour les grands dirigeants d’entreprises, pour l’État, mais aussi et surtout pour l’individu qui se doit d’agir conséquemment à ce qu’est aujourd’hui la nature profonde du travail et de l’argent «dynamique», sans illusions, sous peine de devenir «l’objet» de l’histoire économique, comme nous avertit Spengler.

 

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À propos de ce blogue

Considérée à une certaine époque comme un temple de la rigidité, de la hiérarchie, d’un certain conservatisme même, l’entreprise évolue aujourd’hui à grande vitesse et est souvent l’une des premières institutions, avec l’université et les médias, à adopter les mouvances dominantes du moment. En décortiquant les événements du monde des affaires qui font les manchettes, ce blogue analyse l’influence des tendances politiques et idéologiques qui s’installent dans le monde de l’entreprise et des affaires dans l’objectif d’aider les différentes parties prenantes, des employés aux employeurs jusqu’aux consommateurs, à naviguer ces fluctuations nombreuses et parfois déroutantes. Philippe Labrecque est auteur et journaliste indépendant. Il a travaillé pendant une dizaine d’années en développement économique et en intelligence d’affaires après avoir complété un baccalauréat en sciences politiques et une maîtrise en politiques publiques à l’Université Concordia, un certificat en études politiques européennes de l’Institut d’études politiques de Strasbourg ainsi qu’une maîtrise en études des conflits internationaux au King’s College de Londres. Philippe Labrecque est l’auteur du livre «Comprendre le conservatisme en 14 entretiens» aux éditions Liber (2016) ainsi que de plusieurs articles d’opinions et d’analyses publiés au sein de publications québécoises, britanniques, françaises et américaines.

Philippe Labrecque

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