Entrevue n°268 : Emmanuel Lulin, directeur de l'éthique, L'Oréal


Édition du 21 Novembre 2015

Entrevue n°268 : Emmanuel Lulin, directeur de l'éthique, L'Oréal


Édition du 21 Novembre 2015

Par Diane Bérard

«Si votre décision est éthique, vous devriez être prêt à en parler publiquement» - Emmanuel Lulin, directeur de l'éthique, L'Oréal.

L'Oréal figure pour la 6e année consécutive au palmarès Ethisphere des entreprises les plus éthiques. Elle possède une charte éthique depuis 2000. Dans la foulée des scandales Volkswagen et Valeant, nous avons rencontré Emmanuel Lulin, directeur de l'éthique chez L'Oréal, pour discuter de sincérité éthique et de la culture du flou.

Diane Bérard - Il y a quelques semaines, le pdg de la chaîne alimentaire Tesco s'est excusé publiquement à ses fournisseurs pour des années d'abus. «Notre culture de la performance était une de nos forces. Mais nous l'avons tordue afin de poursuivre un seul but : une marge bénéficiaire supérieure à 5,2 %», a-t-il dit. En quoi une culture de performance peut-elle mener à des manquements à l'éthique ?

EMMANUEL LULIN - Une bonne culture de la performance ne devrait pas mener à des manquements à l'éthique.

D.B. - Il existe donc une bonne et une mauvaise culture de la performance ?

E.L. - Bien sûr. L'éthique fait partie d'une bonne culture de la performance, alors qu'elle se situe en marge d'une mauvaise culture de la performance. Obtenir des résultats est essentiel. Mais la façon dont vous les obtenez est tout aussi importante. Les organisations qui obtiennent des résultats discutables sur le plan de l'intégrité auront des ennuis un jour ou l'autre. Et cela peut conduire ultimement à leur disparition. Le cabinet comptable Arthur Andersen a disparu de la planète.

D.B. - Les cadres sont évalués selon des objectifs de performance. Mais on ne leur demande pas comment ceux-ci ont été atteints. Pourquoi alors tiendraient-ils compte de l'éthique dans leurs décisions ?

E.L. - Je ne suis pas d'accord. Certaines entreprises s'informent du comment des résultats. Chez L'Oréal, par exemple, dans le cadre de l'évaluation annuelle, chaque gestionnaire pose systématiquement deux questions : «Vous êtes-vous comporté avec générosité ?» «Avez-vous obtenu vos résultats avec intégrité ?» La première s'intéresse à la façon dont on traite ses employés et ses collègues. La seconde, au comportement d'affaires.

D.B. - Prenons un cas simple, la relation avec les fournisseurs. Une entreprise a avantage à ce que ses clients la paient le plus rapidement possible et à payer ses fournisseurs le plus tard possible. C'est le gros bon sens, non ?

E.L. - Du gros bon sens simpliste. Nous tentons d'éduquer nos employés contre cette vision à court terme. Si L'Oréal existe depuis plus d'un siècle, c'est qu'elle voit au-delà du court terme.

D.B. - Si un de vos employés déniche un fournisseur moins cher, vous ne l'encouragerez pas à changer ?

E.L. - Ce n'est pas si simple. Nous nous attendons à ce que son supérieur pose des questions. Depuis quelques années, nous auditons nos fournisseurs pour nous assurer qu'ils sont de qualité, qu'ils n'emploient pas d'enfants, que leurs usines sont sécuritaires et qu'ils n'enfreignent pas les droits de la personne. Avant de changer de fournisseur, il faut s'assurer que le nouveau satisfait aux conditions précédentes. Et ce que nous exigeons de nos fournisseurs, nous l'exigeons de nous-mêmes ; nos propres usines sont auditées.

D.B. - On décerne des prix aux meilleurs vendeurs et aux employés les plus performants. Devrait-on accorder des prix aux employés les plus éthiques ?

E.L. - On ne va pas récompenser ceux qui ont un comportement éthique puisque la règle de base, c'est d'être éthique. C'est le comportement attendu. On doit donc sanctionner les comportements anormaux et non récompenser les comportements normaux.

D.B. - Quand la mission d'une entreprise consiste à être le numéro un mondial, comment ne pas s'exposer à des manquements à l'éthique ? Faut-il revoir la mission des entreprises ?

E.L. - Il n'y a rien de mal à vouloir être numéro un mondial, à condition d'avoir une culture d'intégrité. Si vous vous appuyez sur elle pour prendre vos décisions, il ne devrait pas y avoir de dérive éthique.

D.B. - L'Oréal fait des exercices de simulation éthique. Qu'en est-il ?

E.L. - L'Oréal s'est donné quatre principes directeurs : l'intégrité, le respect, le courage et la transparence. En ateliers, nous travaillons sur des dilemmes éthiques concrets. Nous analysons nos décisions à travers les quatre filtres de nos principes. Par exemple, si la décision que j'ai prise est bonne, je devrais être prêt à en parler publiquement. Cela renvoie aux principes de l'intégrité, de la transparence et du courage.

D.B. - Certaines phrases nous mènent sur le terrain de la non-éthique...

E.L. - Si en réunion quelqu'un dit «On fait ça, mais juste une fois...», «Ne vous inquiétez pas, ça fait partie de la culture ici...» ou «Tout le monde le fait...», cela augure mal.

D.B. - Comment juge-t-on la sincérité éthique d'une organisation ?

E.L. - On la mesure à la façon dont on traite les réclamations éthiques des employés et aux mesures correctives apportées. L'organisation est-elle prête à se départir d'un employé performant qui affiche un comportement non éthique, ou est-ce seulement les mauvais performants qui sont congédiés en cas de manquement ?

D.B. - Quels sont les préalables pour qu'une entreprise devienne éthique ?

E.L. - Tout se passe dans la tête de la tête. Ce n'est pas une affaire d'organisation, ni de normes, ni de procédure. C'est une affaire de conviction personnelle du dirigeant et du conseil d'administration. Et ces convictions sont communiquées aux autres niveaux. Parfois, ce cycle vertueux peut commencer par la base de l'entreprise. Des collaborateurs ayant un rôle important mais plus modeste peuvent avoir des exigences d'intégrité. Ce qui amène petit à petit le management à être plus intègre. Ce modèle est moins attendu, mais je crois qu'il va se développer. Sans doute par un ras-le-bol généralisé exprimé assez clairement partout dans le monde. En Thaïlande, en Inde, en Ukraine, en Afrique du Sud, au Brésil, la population proteste contre la perception de corruption des dirigeants.

D.B. - Comment s'assure-t-on qu'une entreprise reste éthique ?

E.L. - En fuyant la langue de bois. En ayant des discussions profondes avec les gestionnaires sur leur rôle de gestionnaire et sur le sens de la vie.

D.B. - Les jeunes sont-ils plus éthiques que leurs aînés ?

E.L. - Je ne crois pas qu'il y ait des générations plus éthiques que d'autres. Elles affrontent simplement des situations différentes. De plus, la nouvelle génération a plus de moyens que les précédentes pour exprimer sa frustration. La démarche des jeunes a donc un plus grand effet multiplicateur.

D.B. - Si Volkswagen vous offrait le poste de directeur de l'éthique, pourriez-vous avoir un impact ?

E.L. - Je me sentirais d'attaque sans problème. Il y a des moyens et des méthodes disponibles pour changer la culture d'une organisation. On mesure le climat éthique, le leadership et l'écoute du management, l'aisance avec laquelle les collaborateurs s'expriment, le partage de l'information... On doit aussi pouvoir évaluer jusqu'à quel point les attentes sont claires. Si votre patron n'exprime pas clairement ce qu'il attend de vous, les risques d'un comportement non éthique sont plus élevés. Le flou peut être une bonne méthode de gestion dans une culture d'intégrité. Il est une marque de confiance. Mais sans une culture d'intégrité, le flou ouvre la porte aux dérives.

Suivez Diane Bérard sur Twitter @diane_berard

À la une

Compétitivité: Biden pourrait aider nos entreprises

26/04/2024 | François Normand

ANALYSE. S'il est réélu, Biden veut porter le taux d'impôt des sociétés de 21 à 28%, alors qu'il est de 15% au Canada.

Et si les Américains changeaient d’avis?

26/04/2024 | John Plassard

EXPERT INVITÉ. Environ 4 électeurs sur 10 âgés de 18 à 34 ans déclarent qu’ils pourraient changer leur vote.

L’inflation rebondit en mars aux États-Unis

Mis à jour le 26/04/2024 | AFP

L’inflation est repartie à la hausse en mars aux États-Unis, à 2,7% sur un an contre 2,5% en février.