Le coup de balai qui tue

Publié le 18/03/2010 à 14:03, mis à jour le 07/10/2013 à 12:53

Le coup de balai qui tue

Publié le 18/03/2010 à 14:03, mis à jour le 07/10/2013 à 12:53

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Les mises à pied massives sont entrées il y a 20 ans dans l’arsenal de gestion des dirigeants. On y a recours pour hausser la valeur des actions, pour réduire les coûts d’exploitation, pour stimuler la productivité... Et si le remède était pire que le mal ?

Le 12 septembre 2001. Aux États-Unis, tous les vols commerciaux sont suspendus. Personne ne peut prédire à quel moment les avions voleront de nouveau, ni combien de passagers y prendront place. L’industrie aérienne doit désormais composer avec deux lourds handicaps : la réaction des clients à la suite des attentats terroristes et la perspective grandissante d’une grave récession.

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Face à l’avenir incertain de leur secteur, toutes les compagnies aériennes, à l’exception d’une seule, annoncent la mise à pied de dizaines de milliers d’employés. Un seul transporteur écarte cette solution : Southwest, qui n’a d’ailleurs jamais fait de mises à pied massives en 40 ans d’existence. Aujourd’hui, cette entreprise est devenue la compagnie aérienne qui compte le plus grand nombre de vols intérieurs aux États-Unis, et sa capitalisation boursière surpasse celle de tous ses concurrents réunis. Le directeur des ressources humaines en poste à l’époque de la tragédie m’avait demandé : « Si vos employés sont votre actif le plus précieux, pourquoi vous en débarrasser ? »

Voilà une attitude qui détonne dans le monde des affaires actuel. Malgré la reprise économique, le marché de l’emploi aux États-Unis est au plus bas depuis la crise des années 80. Bien que le taux de chômage, en janvier 2010, soit passé de 10 à 9,7 %, les compressions se poursuivent. À l’heure actuelle, on compte 14,8 millions de chômeurs chez nos voisins du Sud, auxquels s’ajoutent les 9,4 millions de personnes découragées qui ont tout simplement cessé de chercher un emploi et celles qui ne travaillent qu’à temps partiel. Autrement dit, la timide reprise économique ne parvient pas à relancer la main-d’œuvre américaine.

En fait, les entreprises ont toujours procédé à des réductions de personnel en période de récession, mais cette pratique est devenue la norme au cours des deux dernières décennies. Même en période de relance, on continue à supprimer des postes… Alors que les profits augmentent, certaines entreprises semblent perpétuellement en mode de restructuration. C’est le cas dans l’industrie automobile, dont la main-d’œuvre décline constamment depuis plusieurs années.

Un cas de force majeure ?

Évidemment, dans certaines circonstances défavorables, il se peut que la survie d’une société passe directement par une réduction des effectifs. Par exemple, l’érosion du marché frappe durement la presse écrite. Les avancées technologiques et l’exportation des emplois vers les marchés outre-mer peuvent également forcer la main des dirigeants, qui ne voient pas d’autres solutions pour assurer la survie de leur entreprise.

Toutefois, la majorité des récentes mises à pied, entre autres dans le milieu des services financiers, des détaillants et des entreprises technologiques, font suite à une baisse temporaire de la demande. Plusieurs entreprises prévoient d’ailleurs de renouer avec la profitabilité (et de réembaucher du personnel) quand la crise s’atténuera. Autrement dit, les entreprises réduisent le personnel pour limiter la chute de leurs profits, et non pour assurer leur survie. Quant à celles qui n’ont pas le choix ou qui sont de toute façon condamnées à disparaître faute de débouchés, il ne faut pas se leurrer : les mises à pied ne font que repousser l’inévitable.

Qu’on les nomme « diminution des effectifs », « ajustement du personnel aux conditions du marché » ou « restructuration » (choisissez votre euphémisme préféré), les mises à pied ponctuelles, désormais l’un des fers de lance dans l’arsenal de gestion des dirigeants, s’avèrent souvent néfastes. En fait, les résultats de recherches tendent à démontrer l’importance des coûts liés aux licenciements, qu’ils soient directs – comme les indemnités de départ ou les frais de replacement de personnel – ou indirects, comme la crainte grandissante des employés (« Suis-je le prochain sur la liste ? »), qui nuit gravement au moral et à la productivité de la main-d’œuvre restante.

Les effets pervers de la rationalisation

Ce que trop de dirigeants semblent ignorer, c’est qu’une réduction de personnel n’entraîne pas forcément une hausse du prix des actions ou une plus grande rentabilité. Pire encore, les données statistiques sur la santé des travailleurs suggèrent que les mises à pied et les autres formes de restructuration font littéralement mourir des gens. Dans la même veine, d’autres recherches empiriques indiquent que la fluctuation constante de la main-d’œuvre ne profite pas toujours à une nation.

Ainsi, une étude récente menée auprès de 20 pays membres de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), pilotée sur une période de 20 ans par deux économistes hollandais, a montré que la hausse de la productivité est supérieure dans les pays dont l’économie repose sur une réglementation plus stricte des régimes de relations de travail, qui avait pour effet de limiter les mises à pied.

Malgré cela, au cours de la dernière décennie, les mises à pied sont devenues le triste legs des États-Unis au reste du monde. Lors d’une conférence tenue à Copenhague il y a quelques années, des dirigeants m’ont confié que pour rester concur¬rentielle devant la nation américaine, la Suède avait dû assouplir ses restrictions à l’égard des licenciements. Au Japon, les « emplois à vie » sont sérieusement remis en question, du jamais-vu pour une grande partie de la population nipponne.

La pression s’exerce également sur nombre de pays européens pour qu’ils suivent l’exemple des États-Unis et « allègent » leurs masses salariales. Toutefois, plus on examine les effets pervers de ce nouveau modèle mondial de gestion économique, plus il devient évident que les dirigeants d’entreprise font fausse route.

Savoir distinguer le vrai du faux

À la suite de nombreuses recherches, un verdict s’impose, récurrent et sans appel : les mises à pied, ça ne fonctionne pas ! Dans son ouvrage Responsible Restructuring (la restructuration responsable), Wayne Cascio, professeur à l’Université du Colorado, énumère les coûts directs et indirects des mises à pied : indemnités de départ ou de mise à la retraite anticipée, augmentation des versements de paie de vacances et du nombre de journées de maladie, frais de replacement du personnel, hausse des primes d’assurance emploi imputables aux employeurs, coûts liés, le cas échéant, à la réembauche de personnel, manque de motivation et peur du risque chez les travailleurs, poursuites légales, actes de sabotage ou épisodes de violence physique en milieu de travail, érosion de la « mémoire » et de la culture d’entreprise, méfiance accrue envers la direction et, enfin, baisse de la productivité.

Compte tenu de tous ces coûts économiques et sociaux, comment expliquer le recours massif aux licenciements ? Cette course à la rationalisation s’appuie sur plusieurs mythes et mensonges.

Mythe no 1 : Les sociétés qui annoncent des mises à pied ont une valeur boursière supérieure à celle de leurs concurrents. Cette affirmation est fausse, à court comme à long terme. De 1990 à 1998, pas moins de 1  445 entreprises ayant annoncé des réductions de personnel ont enregistré une baisse de valeur de leurs actions et ont nui à tout le marché boursier. Une autre étude portant sur 300 annonces faites aux États-Unis et 73 au Japon a conclu que dans ces deux pays, les actionnaires ont subi des pertes après la divulgation des avis de licenciement.

Mythe no 2 : Les mises à pied améliorent la productivité d’une entreprise. De 1977 à 1987, les données compilées sur plus de 140  000 sociétés américaines ont permis de conclure que la hausse de productivité observée dans les années 80 ne pouvait d’au¬cune façon être attribuée à la « cure minceur » adoptée par un grand nombre d’entreprises. Peter Cappelli, professeur à l’Université Wharton, en Pennsylvanie, a notamment constaté que, si le coût moyen par employé avait diminué au sein des entreprises, la moyenne des ventes par travailleur avait aussi baissé.

Mythe no 3 : Les mises à pied accroissent la rentabilité. Une étude de profitabilité effectuée auprès de 122 entreprises a montré que la rationalisation avait plutôt réduit leur rentabilité, une réalité qui touchait particulièrement les sociétés les plus actives en R-D et celles qui avaient connu auparavant une augmentation de leurs ventes. Le professeur Wayne Cascio a pour sa part étudié des sociétés qui font partie du S&P 500. Il a également noté que les entreprises qui procèdent à des suppressions de postes sont moins rentables que les autres.

Une stratégie à revoir

Tout bien considéré, les mises à pied sont-elles une méthode fiable pour réduire ses coûts d’exploitation ? Pour bien évaluer la question, il faut examiner en détail les effets de ces mises à pied. À l’annonce de réductions de personnel, une cascade d’événements se produit : inquiets, les meilleurs éléments de l’entreprise qui ont survécu à la rationalisation risquent de partir chez les concurrents; certains employés décident tout simplement d’accepter les indemnités de départ offertes par l’employeur, qui perd ainsi des ressources importantes qu’il aurait préféré garder. Selon un sondage de l’American Management Association (AMA), environ le tiers des sociétés qui avaient remercié des employés accordaient ensuite des contrats en sous-traitance à certains d’entre eux, en raison de leurs compétences et de leurs connaissances.

Par ailleurs, les gestionnaires sous-estiment l’impact négatif des réductions de personnel sur le moral des employés et le sentiment de crainte qu’elles provoquent. Le même sondage de l’AMA indiquait une baisse d’enthousiasme dans 88 % des entreprises touchées par des mises à pied, ce qui a et aura de coûteuses répercussions. Les firmes de consultants en ressources humaines sont presque unanimes : en prouvant, par leurs manières d’agir, qu’ils ne font que peu de cas du capital humain, les dirigeants brisent le sentiment d’appartenance à l’entreprise que les employés éprouvent, ce qui génère une méfiance et un ressentiment grandissants des seconds à l’endroit des premiers.

Quand la récession prendra fin, beaucoup de travailleurs qui ont été épargnés mais qui sont restés craintifs s’empresseront de se trouver un autre emploi. Selon les données de la firme Gallup, de 16 à 19 % des employés pratiquent pour leur part le « désengagement actif », qui consiste à œuvrer de l’intérieur pour saboter les efforts d’une entreprise. Enfin, des travailleurs mécontents et stressés auront plus souvent tendance à voler leur employeur – une plaie pour les détaillants, qui voient souvent le montant des vols commis de l’intérieur dépasser les coûts liés au vol à l’étalage.

Certains dirigeants comparent les mises à pied à une amputation, par laquelle on sacrifie une partie du corps d’une personne pour assurer sa survie. Voilà une analogie particulièrement tordue, d’autant plus que les réductions massives de personnel ressemblent bien davantage à des saignées qui ne font qu’affaiblir tout l’organisme et enclenchent un cycle infernal : le service à la clientèle, la R-D et la productivité sont confiées à une équipe réduite et démoralisée, tandis que la société continue à perdre du terrain, entraînant de facto d’autres mises à pied.

C’est exactement ce qui est arrivé à Circuit City, un détaillant de produits électroniques qui avait décidé, à la suite d’une période difficile, de se départir de ses 3  400 plus hauts salariés du service des ventes, parmi lesquels se trouvaient certainement les plus performants. La perte de ses meilleurs éléments a laissé l’entreprise vulnérable aux assauts de la concurrence (notamment Best Buy). En 2008, l’entreprise a déclaré faillite. Ce scénario donne raison à A.G. Lafley, ancien PDG de Procter & Gamble, qui a déjà déclaré fort justement que le meilleur moment pour gagner du terrain, c’est justement quand les concurrents battent en retraite.

Au-delà des entreprises touchées, la multiplication des mises à pied a un impact énorme sur l’ensemble de l’économie, comme l’enseignait déjà le réputé économiste John Maynard Keynes il y a plusieurs décennies. Les travailleurs qui perdent leur emploi dépensent moins, et ceux qui conservent leurs postes deviennent inquiets et réduisent leur consommation. La demande et les ventes globales diminuent, et la société réagit en effectuant une autre vague de mises à pied, perpétuant ainsi le cycle.

Une population en détresse

Aussi pernicieux que puisse être l’impact des mises à pied sur les employeurs et sur l’économie en général, c’est la population qui encaisse les contrecoups dévastateurs de la situation. À titre d’exemple, il y a un lien direct entre la perte d’emploi et l’augmentation des cas de dépression ou de rage parmi les travailleurs sacrifiés, qui croient avoir été injustement traités par leur employeur. Ce sentiment les prédispose à une détresse psychologique qui peut provoquer une perte de contrôle et exacerber leur désir de vengeance. Ce n’est pas un hasard si on voit se multiplier les cas de fusillade en entreprise par d’anciens employés frustrés. Les recherches montrent que les personnes qui ont été remerciées et qui n’avaient jamais affiché de comportement agressif auparavant courent un risque six fois plus grand de poser des gestes violents que celles qui conservent leur emploi.

D’autres recherches ont examiné les effets des pertes d’emploi sur la santé et sur le taux de mortalité de chômeurs ou de personnes mises à pied. Selon une étude néo-zélandaise, les tentatives de suicide, chez les 25-64 ans, sont 2,5 fois plus nom¬breuses parmi les gens sans emploi. Après la fermeture de deux usines de transformation de nourriture, des épidémiologistes ont suivi le parcours des anciens employés au cours des huit années suivantes et ont découvert que les cas d’automutilation ou d’hospitalisation en raison de problèmes mentaux étaient nettement plus élevés chez les travailleurs inactifs que parmi les personnes qui avaient trouvé un nouveau poste. Un document publié récemment par le Bureau national de la recherche économique indique par ailleurs que les pertes d’emplois entraînent une hausse de 15 à 20 % du taux de mortalité au cours des 20 années suivantes.

Même les sociétés qui offrent de solides programmes sociaux subissent la cruelle morsure des suppressions de postes. Ainsi, en Suède, le risque de mortalité a grimpé de 44 % au cours des quatre années suivant la fermeture de plusieurs usines, en raison des mises à pied qui en ont résulté.

Quiconque a perdu son emploi ou a vu l’un de ses proches perdre le sien peut comprendre pourquoi le chômage entraîne une hausse des risques liés à l’alcoolisme, au tabagisme, à la toxicomanie et à la dépression. En termes économiques, ces problèmes sont, tout comme la pollution atmosphérique, des « coûts externes » qu’assume l’ensemble de la population.

Existe-t-il des solutions ?

En dépit des preuves de la nocivité des mises à pied pour les entreprises, les employeurs persistent et signent. Pourquoi ? D’abord, les médias, les analystes et les autres dirigeants exercent une pression sociale intense sur les gestionnaires, car ils veulent que ces derniers suivent, comme les autres, la voie de la rationalisation. Il y a une dizaine d’années, l’entreprise informatique SAS Institute, évaluée à deux milliards de dollars, a envisagé de devenir une société publique. L’assureur pressenti par l’entreprise a conseillé à ses dirigeants d’opter pour un type de gestion semblable à celui de ses concurrents : payer ses vendeurs à la commission, offrir des programmes d’achat d’actions aux employés et, surtout, réduire les monstrueux avantages sociaux qui avaient propulsé SAS au premier rang du classement annuel des meilleurs employeurs de la revue Fortune. Découragée par ce changement de cap, SAS a résisté au courant de la rationalisation et a conservé son statut d’entreprise privée.

Il existe également des méthodes pour contrer les dommages créés par les inévitables suppressions d’emplois. D’abord, si vous devez annoncer des mises à pied, précisez quels travailleurs ou quels secteurs seront touchés, pour ne pas inquiéter tous vos employés (surtout les meilleurs) et créer un climat de travail malsain. Les entreprises qui adoptent une approche plus respectueuse envers leur personnel en offrant, par exemple, des indemnités de départ alléchantes et en laissant les employés réaffectés saluer leurs collègues avant leur départ minimisent l’impact sur le moral fragilisé du personnel encore en place. Une entreprise bien gérée exprime clairement les raisons qui justifient les suppressions de postes et partage le fardeau de ces compressions en éliminant des postes de cadres, et pas seulement ceux des employés de première ligne.

Les solutions qui s’offrent aux entreprises pour contrer les effets à long terme de la rationalisation sont toutefois limitées. Et celles qui réussissent à prévenir les pertes d’emplois peuvent souvent enclencher un cycle de prospérité plutôt qu’un cycle de récession.

La cause est entendue : en général, les mises à pied nuisent aux entreprises et à l’économie et, surtout, ont des conséquences désastreuses chez les travailleurs et parmi la population. Les preuves irréfutables de ces effets néfastes sont largement documentées dans les recherches exhaustives menées dans plusieurs domaines (épidémiologie, behaviorisme, relations de travail, etc.). Compte tenu du fait que les dommages causés par les mises à pied massives se feront sentir pendant la période de relance économique anticipée, espérons que les gestionnaires auront tiré des leçons du passé.

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