Tensions géopolitiques accrues en raison des élections à Taïwan

Publié le 05/01/2024 à 18:00

Tensions géopolitiques accrues en raison des élections à Taïwan

Publié le 05/01/2024 à 18:00

Hou Yu-ih, candidat à la présidence du principal parti d'opposition, le Kuomintang (KMT), visite un marché traditionnel dans le cadre de sa campagne électorale à New Taipei City, le 5 janvier 2024. (Photo: Getty Images)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE. Les Taïwanais iront aux urnes le 13 janvier pour élire un nouveau président (et des députés au parlement). Si les sondages sont justes, ils devraient choisir le vice-président sortant, Lai Ching-te, du Parti démocrate progressiste (DPP), qui considère Taïwan comme un État souverain. Le cas échéant, la poursuite de la politique autonomiste de la présidente sortante, Tsai Ing-wen, ne fera qu’accroître les tensions avec Beijing qui veut «réunifier» l’île à la Chine communiste.

Aux yeux du parti communiste chinois (PCC), Taïwan est une province renégate (la 23e province chinoise). Par conséquent, l’île doit être réunifiée à la Chine continentale, comme l’ont été les anciennes colonies de Hong Kong (britannique) et de Macau (portugaise).

Habité pendant des millénaires par des Austronésiens (dont les langues sont parlées dans les îles de l’Asie-Pacifique, comme à Hawaï), Taïwan abrite des Chinois depuis le 17e siècle, soit à la fin de la dynastie des Ming. De 1895 à 1945, l’île a aussi vécu sous un régime japonais autoritaire.

Après la Deuxième Guerre mondiale, le leader nationaliste chinois de Tchang Kaï-chek (allié des Américains dans la lutte contre le Japon impérial) s’y est réfugié pour établir son gouvernement en 1949, après que les communistes de Mao Zedong eurent pris le pouvoir à Beijing.

Taïwan est aujourd’hui une démocratie.

Toutefois, jusqu’en 1987, l’île a vécu sous la dictature du Kuomintang (KMT), le parti nationaliste de Tchang Kaï-chek.

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Comme les autorités taïwanaises n’autorisent pas la publication des sondages dans les 10 jours précédant l’élection, les intentions de vote les plus récentes en prévision du scrutin du 13 janvier datent du 2 janvier.

Ainsi, selon la dernière moyenne des sondages rapportée par le magazine britannique The Economist, Lai Ching-te récolterait 36% des voix comparativement à 31% pour son principal rival Hou Yu-ih, du KMT, qui souhaite un rapprochement avec la Chine afin réduire les tensions dans le détroit de Taïwan — la Chine est le premier partenaire commercial de Taïwan.  

Un troisième candidat, Ko Wen-je, du Parti populaire taïwanais (TPP), obtiendrait 24% des voix, avec une approche mitoyenne — un «troisième choix» — entre provoquer Beijing et se remettre à elle.

Certes, une victoire de Hou Yu-ih est toujours possible.

En revanche, sa marge de manœuvre serait mince: il pourrait tenter d’apaiser les relations diplomatiques avec la Chine, mais on voit mal comment le candidat du KMT pourrait proposer une unification pacifique.

Selon un sondage réalisé cet été par la Taiwanese Public Opinion Foundation, seulement 11,8% des citoyens de Taïwan sont pour l’unification à la Chine — 26,9% des répondants appuient le maintien du statu quo, tandis que 48,9% sont en faveur d’une indépendance formelle, ce qui n’est pas le cas actuellement.

L’Organisation des Nations Unies ne reconnaît d’ailleurs pas Taïwan comme un pays souverain ; seule la Chine communiste a un siège à l’ONU.

 

Un fournisseur stratégique du Canada

Les entreprises canadiennes devraient avoir cette élection sur leur écran radar.

Même si Taïwan est un État de 24 millions d’habitants, son économie est vitale pour le Canada — et du reste pour l’ensemble des pays industrialisés. C’est notre 12e partenaire commercial dans le monde et le sixième en Asie, selon les données du gouvernement canadien.

Les secteurs prioritaires du Canada à Taïwan sont l’aérospatiale, les technologies de l’information et des communications, l’agroalimentaire et les produits de la mer, la biotechnologie, les technologies propres et l’énergie.

Plus important encore pour le Canada et les autres pays développés: Taïwan produit plus de 60% des semi-conducteurs mondiaux et plus de 90% des semi-conducteurs les plus avancés. De plus, la plupart sont fabriqués par une seule entreprise, Taiwan Semiconductor Manufacturing Corporation (TSMC).

C’est pourquoi les manœuvres de l’armée chinoise autour de Taïwan sont préoccupantes, surtout depuis août 2023, dans un contexte où les relations entre Beijing et Taipei s’étaient envenimées depuis 2016, avec l’arrivée de la présidence de Tsai Ing-wen.

Un blocus — même partiel de l’île, perturbant par conséquent la navigation — aurait une incidence sur ses exportations de semi-conducteurs dans le monde et au Canada, ce qui provoquerait des ruptures de stock dans les industries automobile et électronique, sans parler d’une pression accrue sur l’inflation.

 

 La Chine peut-elle envahir Taïwan?

Un autre scénario aurait une incidence beaucoup plus importante sur les chaînes d’approvisionnement mondiales de semi-conducteurs: une tentative d’invasion de Taïwan par l’armée chinoise, ce qui provoquerait assurément l’intervention des États-Unis et de leurs alliés en Asie-Pacifique, comme le Japon.

Si Washington est contre une proclamation d’indépendance officielle de Taïwan, il s’est aussi engagé en même temps à défendre l’île contre les velléités de la Chine.

 

Des soldat taïwanais menant un exercice de guerre urbaine dans la base navale de Tsoying de Kaohsiung, à Kaohsiung, à Taïwan. (Photo: Getty Images)

Cela dit, à moins que Taïwan ne proclame officiellement son indépendance, l’invasion de l’île est un scénario peu probable, estimaient en juin 2022 des spécialistes, lors d’un symposium (Is the War over Taïwan Coming?) organisé à Montréal par le Réseau d’analyse stratégique (RAS).

Certains militaires américains sont toutefois moins optimistes.

En mars 2021, témoignant devant une commission du Sénat américain, le chef du commandement militaire américain en Indo-Pacifique (Indapacom), l’amiral Philip Davidson, a déclaré que la Chine pourrait envahir Taïwan d’ici six ans (soit d’ici 2027) afin d’atteindre son objectif de supplanter les États-Unis dans l’océan Pacifique.

Si un tel scénario peut sembler exagéré aux yeux de plusieurs personnes, gardons en tête que peu d’analystes et de spécialistes croyaient possible une invasion de l’Ukraine par la Russie avant février 2022.

 

Comment réduire les risques d’approvisionnement

Malgré les tensions géopolitiques autour de Taïwan, les entreprises canadiennes qui importent des semi-conducteurs de Taïwan peuvent néanmoins réduire leurs risques d’approvisionnement, même si ce n’est pas nécessairement facile.

Comment? En tentant de trouver à moyen terme un second fournisseur de ces intrants électroniques situé, par exemple, en Corée du Sud, au Japon ou aux États-Unis.

Une victoire de Lai Ching-te, du DPP, qui considère Taïwan comme un État souverain, pourrait être le signal pour déployer éventuellement cette stratégie de diversification.

Une victoire de Hou Yu-ih, du KMT, qui souhaite un rapprochement avec la Chine, retarderait sans doute la nécessité de déployer une telle stratégie.

Mais comme le président chinois Xi Jinping a déclaré le 31 décembre que la «réunification» de Taïwan avec la Chine était inévitable, les entreprises canadiennes ont peut-être finalement un intérêt à rendre dès maintenant leurs chaînes d’approvisionnement plus résilientes.

 

 

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À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand