Comment Saputo gère 47 usines sur 2 continents

Publié le 01/04/2009 à 00:00

Comment Saputo gère 47 usines sur 2 continents

Publié le 01/04/2009 à 00:00

Saputo

Lino Saputo Jr. mène ses affaires dans cinq pays, et ce, sans BlackBerry ! Pourtant, il sait en tout temps tout ce qui se passe dans toutes ses usines. Une recette de réussite peu banale.

Quinzième transformateur laitier du monde, Saputo possède des usines dans huit provinces canadiennes, dans quatre États américains, en Argentine, en Allemagne et au Royaume-Uni. Une telle diversification pose un défi. Comment bâtir une stratégie de croissance cohérente avec tant de diversité ? Comment trouver l'équilibre entre cohésion et décentralisation ? Et surtout, comment être partout à la fois sans s'y trouver physiquement ?

Quand une contrainte devient une occasion d'affaires

C'est l'impossibilité d'exporter la mozzarella fabriquée au Québec qui a forcé le petit fromager de Montréal-Nord à sortir de sa zone de confort pour se lancer à l'assaut du marché américain, explique l'héritier Saputo. En 1988, pour continuer d'approvisionner un marché des pizzerias en plein boom, son père achète une première usine au Vermont et, en 1989, une autre usine au Maryland. Il faut savoir que l'industrie laitière canadienne fonctionne selon le mode de gestion de l'offre, un système très réglementé qui vise d'abord à combler le marché local et qui limite les exportations. "Il y a des avantages et des inconvénients", poursuit le jeune dirigeant. Parmi les premiers, la stabilité. Depuis trente ans, ce système fixe le prix du lait une à deux fois par an et garantit un approvisionnement de qualité en quantité tant aux usines qu'aux consommateurs.

La mozzarella constitue aujourd'hui 50 % de la production des fromages de Saputo. À lui seul, le filon canadien destinée aux grandes chaînes de pizzerias est estimé à deux milliards de dollars. Mais le petit fromager s'est aussi lancé dans la production de fromages raffinés, dans la vente de lait embouteillé et dans la production d'ingrédients laitiers, ce qui lui a permis de se hisser au premier rang des transformateurs laitiers du pays. Au moment de l'entrevue, Lino Saputo Jr. venait de "combler une lacune" en acquérant en octobre dernier Neilson Dairy, la plus importante laiterie de l'Ontario, pour la somme de 465 millions de dollars.

Le hic, c'est que le Canada a beau être le deuxième pays du monde en superficie, il est peu peuplé. Pour croître, pas d'autre choix que de se développer ailleurs. En ce sens, l'acquisition de deux premières usines chez l'Oncle Sam relève d'un flair exceptionnel. Cependant, là-bas, on nage en plein marché libre. "Cette acquisition à petite échelle nous a permis de comprendre le marché américain, qui est extrêmement volatil. Contrairement à ce qui se passe au Canada, le prix du bloc de fromage, négocié à la Bourse de Chicago, change tous les jours. Il faut savoir gérer les stocks", explique celui qui a tout appris en étant président et chef de l'exploitation de la Division Produits laitiers USA, avant de prendre la relève de son père, en 2004, à titre de président et chef de la direction.

Savoir acheter et savoir conclure

Depuis qu'il est aux commandes, Lino Saputo Jr. enchaîne les acquisitions stratégiques amorcées par son père dans les deux plus importants États producteurs laitiers : le Wisconsin et la Californie. À lui seul, le Golden State possède plus de vaches, produit plus de lait, compte autant d'habitants que le Canada, et le taux annuel de croissance du marché des produits laitiers oscille entre 4 et 5 %. En avril 2007, le jeune chef d'exploitation acquiert la division laitière de la coopérative Land-O-Lakes (LOL), qui fabrique de la mozzarella et du provolone en Californie, et en avril 2008, Alto Dairy Cooperative, au Wisconsin, pour un coût total de 376 millions de dollars. Il achète beaucoup, certes, mais il sait aussi rationaliser. Car l'un sans l'autre pourrait être très risqué. Ainsi, l'usine d'ingrédients laitiers de Hinesburg, au Vermont, qui a brûlé l'automne dernier, ne sera pas reconstruite : l'élevage laitier y est en déclin. Ses activités seront transférées aux autres installations. En plus de cet équilibre entre achats et rationalisation, la stratégie de croissance de Lino Saputo Jr. s'attaque à la volatilité des prix. Pour chaque acquisition, le dirigeant s'assure de signer ou d'hériter d'ententes de prix et de livraison de volume à long terme avec les producteurs de lait.

Car dans sa stratégie de conquête du monde, le jeune dirigeant, tout comme son père, est obnubilé par un facteur : le prix du lait, qui compte pour 85 % des coûts de production. À plus de 70 dollars l'hectolitre, le lait canadien est un des plus chers du monde. Le PDG parvient toutefois à transformer cette contrainte en avantage. Comment ? En transférant les gains d'efficacité de ses usines canadiennes à ses acquisitions dans le monde. "La force de Saputo repose sur ses acquisitions ciblées et sur leur intégration rapide qui les rend plus rentables", cite dans un de ses rapports Michael Van Aelst, analyste chez TD Newcrest.

Transférer les connaissances

Pour intégrer ses usines, Lino Saputo Jr. s'est doté d'une arme très efficace : une équipe de 45 experts voués à la R-D. Et pour que rien ne lui échappe, cette équipe se rapporte directement à lui. Mariage des technologies et innovation expliquent en grande partie la réussite du fromager. Par exemple, en 2006, en achetant une usine en Allemagne, le président de Saputo a mis la main sur une technologie de fabrication, de congélation et de décongélation de la mozzarella qui ne modifie ni la qualité, ni la texture du fromage. "Ce qui équivaut à fabriquer de la mozzarella fraîche. En transférant cette technologie dans nos usines américaines, nous étendons notre marché aux quatre coins des États-Unis", dit-il.

Quinze ans après la première acquisition américaine, l'histoire se répète. Le système de réglementation canadien force une fois de plus Saputo à planter son drapeau à l'étranger. Cette fois, en Argentine, un pays dont les climats économique et politique sont instables. Jusqu'en 2002, le géant fromager québécois peut exporter une partie de ses produits canadiens en Russie, en Chine, au Japon, en Corée et au Mexique. Mais l'Organisation mondiale du commerce (OMC) met son veto définitif à ses exportations jugées hautement "subventionnés". Comment continuer d'approvisionner ces clients lucratifs ? L'Argentine compte autant de vaches que d'habitants et le prix du lait, à 30 dollars l'hectolitre, est un des plus bas du monde. Les coûts de la main-d'oeuvre et du transport y sont aussi avantageux. En acquérant en 2003 Molfinos Hermanos, le troisième producteur laitier argentin, Saputo vise à se servir des deux usines comme tremplin pour exporter 100 % des fromages et des ingrédients laitiers produits en Argentine vers les marchés émergents.

On ne lésine pas sur les moyens. L'entreprise investit plus de 50 millions de dollars dans les installations et, pendant deux ans, six personnes choisies dans le réseau d'usines nord-américain y travaillent à divers intervalles. Élément non négligeable, les similarités culturelles de l'Argentine, du Québec et de l'Amérique du Nord favorisent une intégration qui serait impossible à réaliser à distance. Saputo pratique même un système d'intégration verticale au pays de la pampa, où elle possède huit fermes qui fournissent 10 % du lait à ses usines. Cela lui permet de connaître le coût de production, de mieux rémunérer les fermiers et d'obtenir plus de lait.

Toutefois, comme le relève l'analyste Jim Durran, de Financière Banque Nationale, le fromager québécois a eu une mauvaise surprise lorsque la présidente de l'Argentine, Christina Kirchner, élue en octobre 2007, a décidé de taxer les exportations agricoles et de leur imposer un quota afin de renflouer les coffres de l'État et de contenir une crise alimentaire. "Nous nous sommes adaptés, dit Lino Saputo Jr., 40 % de nos produits sont destinés au marché local." Ce changement de cap imposé ne nuira pas à la rentabilité de la filière argentine, croit Jim Durran.

Que ce soit en Argentine, au Canada ou aux États-Unis, le jeune dirigeant compte sur la présence d'un représentant local au sein de l'entreprise. Quelqu'un qui comprend les enjeux de la réglementation ainsi que les réalités politiques et économiques des pays où Saputo mène ses affaires. Pas de mondialisation possible sans ces "facilitateurs". Pour rester actif et croître sur deux continents à la fois, Saputo mise sur un concept clé : l'adaptation. Car en affaires, le statu quo n'existe pas, pas plus à l'étranger qu'au Canada.

Ainsi, depuis le 14 décembre dernier, de nouvelles normes fédérales canadiennes obligent les transformateurs à utiliser plus de lait frais dans la fabrication de leurs fromages. Une loi qui indigne l'héritier Saputo. "Ces nouveaux règlements n'ont rien à voir avec la sécurité ou la santé des consommateurs. C'est une décision économique et politique." Évidemment, cette loi déplaît à celui qui, grâce à la R-D, fabrique plus de fromage d'une qualité uniforme avec moins de lait frais. Pour l'instant, il conteste la loi. Et s'il perd ? "Nous nous sommes toujours adaptés", répond-il. "Nos recettes seront changées en usine le jour J. Et nous espérons ne pas avoir à repasser la hausse des coûts au consommateur", poursuit l'entrepreneur qui digère mal l'idée d'être pénalisé pour avoir réalisé des percées technologiques. Selon l'Agence canadienne d'inspection des aliments (ACIA), les nouvelles règles se traduiront par un manque à gagner de 72 millions de dollars pour les transformateurs, et par un gain de 187 millions de dollars pour les producteurs laitiers. L'affaire a été entendue en Cour fédérale le 31 mars et le 1er avril, et Saputo mène sa cause aux côtés de deux autres Goliath laitiers, Parmalat et Kraft.

Tout savoir, tout le temps

Comment gère-t-on au quotidien 47 usines sur deux continents ? Le "système Saputo" relève d'un régime minceur : quatre présidents mènent les trois divisions laitières, Canada, Europe et Argentine, États-Unis, et la division boulangerie. Souvent qualifiée de canard boiteux par les analystes, cette dernière a pris un virage santé depuis l'arrivée du fils Saputo à la tête de l'entreprise. Depuis cinq ans, la précieuse équipe de R-D planche pour réduire les gras trans et pour améliorer la recette des traditionnels petits gâteaux Vachon, tout en misant sur le développement de barres-collation nutritives qui contiennent des oméga-3 afin de répondre aux nouvelles exigences des consommateurs. "La boulangerie ne représente que 3 à 4 % de nos ventes totales. Bien que ce secteur n'ait pas un taux de croissance semblable à celui de l'industrie laitière, nos marges de profit sont comparables", explique-t-il. N'empêche, après avoir essuyé des pertes de 300 000 dollars au troisième trimestre de l'exercice financier en cours, Lino Saputo Jr. n'a pas hésité à nommer en février dernier un nouveau président et chef d'exploitation de la division boulangerie.

Ses marges de profit, le jeune dirigeant les connaît sur le bout de ses doigts. Tout comme la productivité de ses différentes installations. Chaque semaine et chaque mois, l'équipe rapprochée de gestionnaires effectue une analyse comparative informatisée des 45 usines. "Nous pouvons comparer les rendements entre une usine de Californie et l'usine de Saint-Léonard. S'il y a un problème, je dépêche mon Swat Team", dit-il. Mais il n'hésite pas à sauter lui-même dans un avion. D'ailleurs, il passe la moitié de l'année à visiter ses usines ! Cependant, chose étonnante, si tous les membres de son équipe rapprochée ont un BlackBerry, lui n'en a pas ! Il préfère régler les choses "les yeux dans les yeux". C'est le prix à payer pour avoir une entreprise internationale qui tourne rondement, croit-il. Quant au système informatique, il est bien protégé. Et même s'il était piraté, ou qu'un employé se sauve avec la recette, elle serait impossible à répliquer ailleurs. "On parle ici d'une culture d'entreprise de 25 à 30 ans, dit le dirigeant, cela n'a pas de prix."

Au coeur de cette culture, les employés. Pas question de faire des acquisitions dans des pays où leur sécurité peut être à risque. Et pas de crise de crédit en vue non plus, ni de licenciements massifs. Malgré la crise financière et économique mondiale, qui a fait plonger le prix du bloc de fromage aux États-Unis et des produits laitiers sur le marché international, les analystes financiers chez TD Newcrest prévoient une croissance des revenus de l'entreprise de 13 %, passant d'un peu plus de 5 milliards de dollars en 2008 à 5,7 milliards en 2009.

Le patron de Saputo affirme qu'il a les moyens de ses ambitions. Malgré toutes ses récentes acquisitions, l'entreprise bénéficie d'une marge de manoeuvre de 1,5 milliard de dollars, sans devoir faire appel au capital public. Inscrite à la Bourse de Toronto depuis 1997, la valeur de l'entreprise est passée de 450 millions de dollars à plus de 5 milliards de dollars aujourd'hui. Pourtant, en juillet dernier, Lino Saputo Jr. a laissé filer l'achat de la coopérative Australia Dairy Farmers (ADF). L'Australie est un pays qu'il surveille depuis cinq ans, de même que l'Argentine et la Nouvelle-Zélande, parce que le prix du lait y est très bas. ADF a été achetée par un concurrent pour la somme imposante de 900 millions de dollars. Déçu ? "Nous ne faisons pas d'acquisition simplement pour flatter notre ego. Cela n'a jamais été notre philosophie. Et il en sera ainsi tant que je serai là. Nous achetons pour ajouter de la valeur à notre entreprise, pour nos actionnaires et pour nos employés", répond le chef de la direction. Et les prévisions pour 2009 ? "J'ai toujours deux ou trois projets sur mon bureau", ajoute-t-il, le sourire aux lèvres. Cheese !

DIVERSITÉ GÉOGRAPHIQUE ET GASTRONOMIQUE

Fromages fins, lait, yogourt, etc., Saputo mise sur son équipe de R-D de 45 personnes pour élargir sa gamme de produits, et sur son vaste réseau de distribution pour amortir les coûts.

LE PRIX DU LAIT COMPTE POUR 85 % DES COÛTS DE PRODUCTION DE SAPUTO.

À plus de 70 $ l'hectolitre, le lait canadien est un des plus chers du monde.

nicolasmesly@videotron.ca

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