Demain, la spécialisation primera sur les compétences générales, le groupe remplacera l’individu et la qualité des expériences l’emportera sur le salaire. Voici une analyse de l’évolution du travail et de ses impacts sur les entreprises.
Par Lynda Gratton, Business and Strategy Review
Peut-être êtes-vous un baby-boomer dans la cinquantaine dont les enfants de la génération Y viennent d’entrer sur le marché du travail ; un diplômé d’une école d’études commerciales, un membre de la génération X âgé de 40 ans qui se prépare pour 30 autres années de travail et qui a de jeunes enfants de la génération Z ; ou un étudiant du MBA qui pense aux années de travail qui l’attendent.###
Quel que soit votre âge, l’une des questions fondamentales est de savoir comment les FORCES QUI FAÇONNENT L’AVENIR DU TRAVAIL se développeront et quelles influences elles auront sur vous et sur les organisations dont vous êtes membre. Si vous avez actuellement 30 ans, vous pouvez vous attendre à travailler encore 40 ans — ce qui signifie que vous ferez partie de la main-d’œuvre en 2050. Si vous avez 50 ans, vous pouvez vous attendre à participer à la vie active pendant encore 20 ans, soit jusqu’en 2030. Si vous avez de jeunes enfants, ils pourraient travailler jusqu’en 2070.
Bon nombre des façons de travailler que nous tenons pour acquises depuis 20 ans sont en voie de disparition : le 9 à 5, avoir un seul employeur à vie, prendre congé le week-end pour passer du temps en famille ou travailler avec des gens que nous connaissons bien dans des bureaux où nous nous rendons chaque jour. Et ce qui remplacera ce mode de vie professionnel est beaucoup moins connu et moins compréhensible — presque trop fragile pour être bien saisi.
Ce que l’avenir nous réserve
Au cours des deux dernières années, j’ai eu pour mandat de comprendre l’évolution future du travail et des entreprises. Je n’étais pas en quête de prédictions irréfutables, car je sais qu’elles ne sont pas fiables. Je recherchais plutôt un point de vue, une représentation des faits incontestables de l’avenir, et d’une façon d’envisager l’avenir de façon cohérente.
Pour mieux comprendre l’avenir du travail, j’ai dirigé, d’octobre 2009 à mai 2010, un consortium de recherche de 21 entreprises et de plus de 200 hauts dirigeants du monde entier. Les principaux secteurs d’activité étaient représentés par une vaste gamme de firmes, dont Absa (la banque sud-africaine), Nokia, Nomura, Tata Consulting Services (TCS), Shell, Thomson Reuters, Novartis et Novo Nordisk, SAP, BT et le ministère de la main-d’œuvre de Singapour, de même que deux organismes sans but lucratif, Save the Children et Vision mondiale. Mes collègues, Julia Goges-Cooke et Andreas Voigt, y ont également participé.
Mes recherches et mes conversations au sujet de l’avenir du travail m’ont permis de comprendre que désormais, il serait moins question de compétences générales et davantage de spécialisation ; moins question de travailler seul et en vase clos et davantage de collaborer dans un monde décloisonné ; et moins question de se concentrer seulement sur la quête d’un certain niveau de vie et davantage sur la qualité des expériences. Voici comment, à mon avis, ces trois changements se répercuteront sur nos vies.
Le virage vers la spécialisation
Je crois que, paradoxalement, dans l’avenir, un individu pourra créer de la valeur en troquant ses compétences générales contre des compétences spécialisées et en acquérant plusieurs spécialisations. Pourquoi ? Parce que si vous restez généraliste, il y a des milliers, voire des millions de gens qui font exactement le même travail que vous, mais plus vite, à moindre coût et parfois mieux. Vous devrez donc vous distinguer des autres, vous spécialiser et néanmoins être prêt à changer de cap durant votre parcours professionnel. Je crois que la tempête parfaite qu’ont subie les cinq forces — technologie, mondialisation, démographie, tendances sociales et émissions de carbone a créé une occasion de passer de l’âge de la mécanisation à celui de la spécialisation. En cette nouvelle ère, les gens peuvent laisser leur marque personnelle et se distinguer par leur choix de profession. Toutefois, cette possibilité est conditionnelle à l’obligation de devenir plus conscient de ce qui est précieux et unique, et de se doter de titres de compétences d’une façon réfléchie et énergique. Il faudra donc se spécialiser dans une variété de secteurs et devenir un expert dans chacun, tout en acquérant et en affichant des titres de compétences comme jamais auparavant.
Virage vers la connectivité
Je crois que l’un des paradoxes de l’avenir sera que, pour réussir, une personne devra se démarquer des autres tout en faisant partie de « la bande » ou, à tout le moins, de « la bande des futés ». Vous devrez donc vous distinguer par votre expertise et vos compétences et, en même temps, faire partie d’un groupe d’autres experts qui créent de la valeur en joignant leurs expertises. Sinon, vous serez toujours seul, isolé et en concurrence avec des milliers d’autres, sans aucune possibilité de profiter de l’effet de levier que procure le groupe. Dans le passé, le succès tenait à la détermination, à l’ambition et à la concurrence. Dans l’avenir, il proviendra de la combinaison subtile, mais à valeur élevée, de l’expertise et de la connectivité.
En effet, dans un avenir de plus en plus défini par l’innovation, la capacité de combiner et de lier le savoir-faire, les compétences et les réseaux sera déterminante. C’est dans cette combinaison que résident les vraies possibilités d’innovation. Par conséquent, l’un des aspects déterminants de votre future vie professionnelle sera le choix des personnes avec qui vous établirez des relations, et les relations de ces personnes. Les réseaux à valeur élevée comprendront une combinaison de relations solides avec quelques personnes éminentes d’une part et un grand nombre de relations moins connectées avec un réseau plus élargi d’autre part. Vos réseaux à valeur élevée vous mettront en contact avec des personnes qui ont des spécialités semblables, de même qu’avec d’autres qui possèdent des compétences et des perspectives différentes. C’est dans la diversité de ces grands réseaux que se trouvent les possibilités d’innovation.
Virage vers la qualité
Enfin, après avoir fait face au paradoxe d’avoir une expertise individuelle et de faire néanmoins partie d’un groupe de spécialistes, je crois qu’un changement encore plus complexe s’annonce. Vous, vos amis et vos enfants devrez penser très sérieusement au genre de vie professionnelle que vous désirez. Il ne suffira pas de choisir un niveau de vie élevé. Pourquoi ? Parce que, dans l’avenir, la qualité des expériences l’emportera chaque fois sur votre pouvoir d’achat et les mots comme « bonheur » et « régénération » deviendront les leitmotivs de votre vie professionnelle.
Au cours des prochaines décennies, je crois qu’il y aura des occasions de façonner le travail et la vie d’une manière qui permette aux gens de se reconnecter à ce qui les rend heureux. La répartition du travail informatisé, l’augmentation du télétravail et la multiplication des choix offerts sont à la base de l’abandon du pouvoir d’achat comme seule mesure de la réussite.
Défis et occasions
Le marché du travail offrira des défis et des occasions qu’il ne faudra pas manquer de saisir. Certains changements sont inévitables (par exemple, les horaires de travail flexibles). Il faut donc s’employer à les rendre fonctionnels dès que possible. D’autres actions seront délicates et nécessiteront l’adoption de nouvelles pratiques pour tenir compte de la façon dont les entreprises développent les compétences en fonction du travail en équipes virtuelles.
Les réactions qui nécessiteront peut-être le plus d’attention sont celles que j’appelle les aspects « contestés » de l’avenir, soit les processus et les procédures de travail qui n’ont pas été entièrement éprouvés, tels que le besoin de processus plus démocratiques et l’importance accordée aux expériences plutôt qu’au niveau de vie. Ces nouvelles manières de travailler entraîneront inévitablement un certain nombre d’essais et d’erreurs, ce que les travailleurs comme les gestionnaires trouveront pénible. Dans ce meilleur nouveau monde du travail de l’avenir, la réussite appartiendra néanmoins à ceux qui sauront faire preuve d’une bonne dose de courage et d’optimisme.
