«L'IA arrive chez nous. Dois-je paniquer pour mon emploi?»

Publié le 01/02/2024 à 07:29

«L'IA arrive chez nous. Dois-je paniquer pour mon emploi?»

Publié le 01/02/2024 à 07:29

Par Olivier Schmouker

La Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST) s’intéresse depuis plusieurs années aux répercussions de l’IA sur le monde du travail. En 2019, elle a publié un document de réflexion brossant un portrait des enjeux éthiques associés aux effets de l’IA sur le nombre d’emplois disponibles, sur la qualité des emplois et sur la qualité de la relation de travail. Et à la fin de 2023, elle a dévoilé un tout nouveau rapport, intitulé «La gestion algorithmique de la main-d’œuvre: analyse des enjeux éthiques». Regardons ensemble ce que contient ce rapport.

Il y est question de «gestion algorithmique de la main-d’oeuvre». De quoi s’agit-il? Ce terme désigne l’utilisation d’algorithmes, pour l’essentiel basés sur l’IA, pour assurer la supervision et la coordination des employés et des équipes de travail. Concrètement, l’IA utilisée en matière de management est aujourd’hui en mesure d’intervenir dans quatre domaines clés:

– Recrutement du personnel: tri des CV; rédaction d’offres d’emploi; analyse d’entrevues d’embauche (via notamment la reconnaissance faciale); etc.

– Planification et distribution des horaires de travail: planification instantanée; planification adaptative (en fonction de l’achalandage, de la météo, des ventes); etc.

– Suivi des employés: suivi des tâches et des comportements; localisation et mouvements; suivi de la condition physique et mentale; etc.

– Gestion de la performance: établissement d’objectifs et des modalités de travail; évaluation des travailleurs; etc.

On pourrait a priori se féliciter que l’IA puisse faire tout ça. Que c’est autant de tâches en moins pour les gestionnaires, qui peuvent dès lors consacrer davantage de temps pour chaque employé dont ils ont la responsabilité, pour cultiver les relations au sein de l’équipe et le bien-être de tout un chacun.

Mais voilà, le rapport de la CEST met au jour le revers de la médaille.

– Asymétries de pouvoir et d’information: la participation des employés devient plus limitée qu’auparavant; leur accès à l’information est lui aussi plus limité.

– Surveillance des travailleurs: l’IA surveille et contrôle en tout temps; elle risque à tout moment d’empiéter sur la vie privée.

– Risques psychosociaux: la gestion par IA remet en question le sens du travail et l’autonomie; elle intensifie le travail; elle incite à l’hyperconnectivité.

– Biais discriminatoires: l’IA est d’ores et déjà connue pour ses décisions et ses recommandations discriminatoires; elle souffre de l’opacité des algorithmes et des bases de données.

Autrement dit, l’IA peut aisément, dans certains cas, entrer en conflit avec des valeurs cruciales pour les relations et les conditions de travail.

D’où la recommandation de la CEST: «Il importe que les bénéfices hypothétiques ou avérés de la gestion algorithmique en matière d’efficacité, de productivité et de performance ne soient pas priorisés aux dépens de valeurs relatives aux relations et aux conditions de travail telles que l’autonomie, le bien-être et le respect de la vie privée des travailleurs; la justice au travail; l’équité, la diversité et l’inclusion (ÉDI); ainsi que la transparence, la responsabilité et l’imputabilité des organisations».

Pour y parvenir, une solution devrait être priorisée, est-il indiqué dans le rapport: le «dialogue social». C’est-à-dire qu’à partir du moment où l’implantation d’une IA est sérieusement envisagée par la haute-direction d’une organisation, il serait impératif que cela fasse l’objet d’une discussion approfondie en son sein, une discussion impliquant tout le monde.

«Ce dialogue social devrait impliquer non seulement les directions et les travailleurs, mais aussi les différents acteurs collectifs concernés par le milieu de travail en question, tels que les syndicats, les associations sectorielles paritaires, la Commission des partenaires du marché du travail, le Comité consultatif du travail et de la main-d’œuvre, le système professionnel québécois et même les groupes représentants de la société civile», est-il noté.

Bref, c’est par un large dialogue que l’on pourrait estimer si le recours à l’IA dans telle ou telle organisation peut se révéler pertinent, judicieux et bénéfique, ou pas. Et pour que de telles discussions puissent vraiment voir le jour, souligne le rapport, il faudrait une véritable implication des élus politiques, pour ne pas dire du gouvernement du Québec. Par exemple, le vote d’une loi imposant un tel dialogue avant la moindre implantation d’une IA quelque part.

Le hic? Vous me voyez venir, Cendrine. À ma connaissance, il n’y a encore eu aucune réaction officielle du gouvernement Legault concernant le rapport de la CEST. Aucune.

Ça envoie le message, me semble-t-il, que le gouvernement actuellement en place est parfaitement indifférent au sort des travailleurs de l’industrie des jeux vidéo qui perdent leurs jobs par milliers, bousculés qu’ils sont par les avancées prodigieuses de l’IA. Une industrie dont les emplois sont pourtant amplement soutenus financièrement par ce même gouvernement. Une industrie qui est, martèle-t-il pourtant depuis des années et des années, un «fleuron de l’économie québécoise».

Le message qu’il est indifférent au sort de l’ensemble des travailleurs qui, toutes industries confondues, voient leur job mis en danger par l’avènement de l’IA. Car il lui suffirait de réglementer et de légiférer pour brider l’IA et donc, complètement changer la donne. Mais il semble visiblement préférer la politique de l’autruche, même s’il est connu qu’elle n’a jamais rien donné de bon…

Bon. Je sais, il est évident qu’aucun gouvernement n’est indifférent au sort des travailleurs. Mais alors, pourquoi ne réagit-il pas? Ne comprend-il pas qu’il y a urgence? Et qu’il est l’un des rares à disposer des outils permettant d’atténuer le péril, voire de l’annihiler?

Quoi qu’il en soit, Cendrine, vous et moi ne pouvons pas faire grand-chose face aux ravages qu’est en train de produire l’IA sur les emplois actuels. À moins, bien sûr, de sonner l’alarme. Et si, de votre côté, vous faisiez lire cette modeste chronique à vos boss, histoire de les faire réfléchir sur les tenants et les aboutissants de l’outil «magique» qu’ils sont visiblement en train d’expérimenter en secret… Et si cela permettait à votre organisation de devenir une pionnière en lançant le tout premier «dialogue social» du Québec… Qui sait? Ça pourrait changer bien des choses.

 

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