Cinq créateurs nous ont ouvert les portes de leurs ateliers à Montréal. Coup d'oeil sur les coulisses de la création à la manière de chez nous et sur les stratégies déployées par les designers pour se faire une place dans la jungle de la mode.
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Marie Saint Pierre : survivre aux tsunamis
Bâtir une maison de luxe, ce n'est pas impossible, mais ça prend du coeur au ventre... et beaucoup de temps. Marie Saint Pierre en sait quelque chose. Dans son atelier situé au neuvième étage d'un immeuble de lofts de la rue Chabanel, à Montréal, elle parle avec passion des 27 ans pendant lesquelles elle a fait grandir sa griffe, malgré les «tsunamis», comme elle les appelle.
«C'est un pari difficile à faire au Québec, car les infrastructures pour créer le luxe sont inexistantes. Établir une marque, ça prend des dizaines d'années, explique la créatrice de mode qui arbore du rose pâle sur ses cheveux blonds. En Europe, les marques de luxe en sont à la deuxième ou la troisième génération. Elles sont bien établies.»
Dans un marché qu'elle compare aux Jeux olympiques, où plusieurs acteurs tentent de s'arracher des miettes, Marie Saint Pierre semble avoir trouvé sa niche, en proposant un «vrai prêt-à-porter de luxe».
Difficile, par les temps qui courent, d'attraper la créatrice, qui multiplie les allers-retours entre Montréal et Miami, où elle a ouvert à la mi-mai, dans le quartier effervescent de Wynwood, sa première boutique au sud de la frontière.
«J'ai reluqué New York pendant cinq ans, mais je me suis rendu compte que la relance de la ville passait par l'immobilier et que les prix des locaux étaient exorbitants, souligne celle qui possède également deux boutiques à Montréal. Même ceux qui ont des poches sans fond ferment leurs boutiques dans la Grosse Pomme. C'est impossible pour une marque indépendante d'ouvrir là, à moins d'y déménager ses pénates.»
Aux côtés de Dior et Givenchy
Le marché américain, Marie Saint Pierre l'a percé il y a quelques années. Dans les boutiques où l'on vend ses créations, elle souhaite se retrouver aux côtés des Givenchy et des Dior, là où sa force de vente est la meilleure. «Mais pour être là et se retrouver dans les A Stores [la vingtaine de boutiques américaines de grand luxe], il faut batailler fort et il faut "faire ses classes".»
Aujourd'hui, la créatrice de mode se désole du fait qu'on ne parle que de business de la mode, et presque plus de l'art de la mode. Marie Saint Pierre voue un véritable culte aux textiles et à leur manipulation, comme en font foi les vêtements noirs et sculpturaux de sa collection automne-hiver accrochés à l'entrée de son atelier où travaillent une trentaine d'employés.
«Produire du luxe, du vrai, ça coûte de plus en plus cher, fait remarquer Mme Saint Pierre. Pas de moins en moins cher !»
La délocalisation de la production des vêtements vers l'Asie, une avenue que plusieurs grandes marques ont empruntée, est un des tsunamis qui ont frappé l'industrie de la mode ces dernières années. Marie Saint Pierre continue de fabriquer chez elle. «Tous ceux qui ont abandonné la production locale le regrettent amèrement aujourd'hui, dit-elle. Parce que la créativité pure n'existe que s'il y a un contact direct entre ceux qui fabriquent et ceux qui dessinent.»
«Quand j'ai commencé ma carrière, on se demandait comment la haute couture allait survivre, raconte Mme Saint Pierre. Aujourd'hui, on parle d'empires financiers. Comme la production et la matière sont devenues de moins en moins importantes, toute la promotion faite autour de la griffe justifie les prix. Le pourcentage du budget réservé à la promotion est passé de 10 % à 50 %.»
Des vêtements intemporels
Les autres raz-de-marée provoqués par Internet - «qui fait que tout le monde s'inspire de tout le monde et se copie» - et le cybercommerce - «qui permet d'étudier un vêtement sous toutes ses coutures avant d'acheter» -, ont poussé l'entrepreneure à cibler la marche à suivre pour sa griffe : «J'ai profité de ces tsunamis pour m'aligner, pour avoir une vision stricte. La bonne démarche pour Marie Saint Pierre, c'est d'avoir un produit reconnaissable, intemporel, local et que les clientes aiment porter. Faire du spectacle, du costume, c'est bien, mais ce n'est pas ça, la création de mode. Faire du prêt-à-porter est beaucoup plus difficile.»
Dans une industrie en perpétuel changement, les gouvernements sont dépassés, croit la créatrice. Pour elle, la mode a besoin davantage d'aide aux structures - comme pour la production - que d'aide à la promotion. Il faut aussi améliorer la cohabitation entre les différents acteurs du milieu. «Peu de gens gagnent leur vie avec ça. Dans un petit marché, la cohabitation est parfois difficile et certains deviennent hargneux.» C'est pour ces raisons qu'elle planche sur le projet du Hub Chabanel, un lieu consacré tant à la fabrication qu'à la rencontre entre les acteurs du secteur. Le projet est toujours en attente d'investissements publics.
Quand elle n'est pas à Wynwood, qu'elle décrit comme son chez-soi aux États-Unis, Marie Saint Pierre s'en ennuie. Elle y a trouvé un environnement stimulant, où la créativité est au centre du quartier. «Ça me fait du bien de voir des gens heureux, qui sont engagés, qui partagent leur passion. Ce n'est pas toujours le cas à Montréal. J'aurais pu m'installer dans le Design District de Miami, mais j'aurais dû investir deux millions de dollars dans ma boutique pour ne pas avoir l'air du "valet de parking" à côté des autres grandes marques. Je préfère mettre cet argent dans mes vêtements.» - Vincent Fortier
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Denis Gagnon : devenir une marque
Dans la boutique de Denis Gagnon, le noir domine. Sa couleur de prédilection se retrouve du sol jusqu'aux rideaux en franges des cabines d'essayage, dessinés par le créateur lui-même, en passant par le comptoir. Conçu par l'architecte décorateur Étienne Hotte, ce meuble est recouvert de la matière fétiche du couturier : le cuir. Combiné aux vieilles pierres qui habillent les murs, le résultat allie le chic à la sobriété.
La tanière de la star de la mode québécoise est située dans un sous-sol de la rue Saint-Paul Ouest, dans le Vieux-Montréal, non loin des boutiques de Rad Hourani et de Philippe Dubuc, deux autres poids lourds du milieu. «Ce quartier, c'est un peu le Soho de Montréal», estime-t-il. C'est en 2010 que Denis Gagnon a emménagé dans ce local, après un premier essai qui s'était soldé par un échec au milieu des années 2000. Avant-gardiste, il avait ouvert un point de vente dans le Mile-End, mais ce quartier n'attirait pas alors autant de gens férus de mode qu'aujourd'hui.
Cet espace de 2 000 pieds carrés abrite tant la boutique que l'atelier du designer. Une proximité importante à ses yeux.
«C'est mieux pour faire des retouches, mais aussi pour le sur-mesure, qui représente de 30 à 40 % de nos ventes, explique-t-il. Et puis, c'est un peu un laboratoire de recherche : on peut penser à un produit et le mettre rapidement en boutique pour voir s'il trouvera un acheteur potentiel.» Des clients issus essentiellement du Québec et de la côte Est des États-Unis, et qui sont, il l'espère, guidés par des coups de coeur. «C'est triste si les gens achètent surtout pour encourager un créateur, affirme-t-il. Il faut tomber en amour avec le vêtement et se l'approprier.»
Entouré d'une toute petite équipe de quatre employés, Denis Gagnon porte à la fois le chapeau du designer et celui d'homme d'affaires. Il est aidé de professionnels, notamment un avocat qui négocie ses contrats, mais c'est lui qui se charge en grande partie de la stratégie d'affaires.
Ses collections, on les trouve dans sa boutique, chez Simons, et sur sa plateforme de ventes en ligne, Ssense. Des relations d'affaires qu'il préfère nouer autour d'un verre, lors d'événements. «De plus en plus, je suis instinctif et je vois en fonction de qui je veux avoir dans mon entourage, dit-il. Il faut qu'il y ait une "chimie", cela ne sert à rien de forcer les choses dans la vie.»
Son parcours est aussi ponctué de collaborations avec de grands noms comme Lancôme, pour qui il a élaboré une gamme de maquillage en 2011. Il a également exposé des pièces au Musée des Beaux-Arts de Montréal. «Toutes ces collaborations amènent de la publicité», précise le designer, derrière ses lunettes à large monture noire.
Depuis deux ans, les collections de la boutique de Denis Gagnon se déclinent également en ligne. Une expérience encore peu fructueuse pour le moment, faute de ressources.
«C'est une autre boutique. Il faut l'alimenter, la mettre en avant et lui donner vie pour les gens s'y rendent», souligne-t-il.
Le designer a beau avoir travaillé avec de grandes enseignes, il se considère toujours comme un artisan de la mode. «J'aimerais bien devenir une marque reconnue, mais je ne peux pas le faire seul, déplore celui qui a présenté sa première collection en 2000. Bâtir et promouvoir une marque demande du temps et de l'argent.»
Denis Gagnon aurait aimé trouver son René Angélil ou son Pierre Bergé, l'indéfectible soutien d'Yves Saint-Laurent, avec qui il pourrait travailler à développer son nom. «Quand j'avais une trentaine d'années, je rêvais d'avoir un associé, homme ou femme, avec qui conquérir le monde, se souvient l'homme de 52 ans. Car nous, les créateurs, avons du mal à gérer nos émotions. Mais en duo avec un costume-cravate, cela forme un bon mélange.»
La quête du parfait binôme s'est révélée plus ardue que de séduire la critique, qui l'a rapidement couvert d'éloges. «Cela ne se trouve pas à tous les coins de rue, dit-il. Ce n'est pas faute d'avoir cherché, mais la magie n'a pas opéré.»
Aujourd'hui, Denis Gagnon a tout de même un investisseur avec qui il projette de développer un créneau bien précis : celui des costumes pour hommes et femmes. En partenariat avec Pierre Trahan, le président du centre d'art contemporain L'Arsenal, il mettra pour la première fois son talent au service de la création de costumes. Cette gamme devrait voir le jour d'ici 2016 et sera distribuée à l'étranger. Viser l'international est une nécessité selon le créateur. «La clientèle n'est pas suffisante ici au Québec, explique-t-il. La masse critique de personnes prêtes à payer 4 000 ou 5 000 $ pour un costume y est très limitée.» - Fanny Bourel
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Ève Gravel : le souci du détail
Au tournant d'un couloir gris et sans charme surgit un vaste espace blanc et lumineux dont les fenêtres multiples offrent une vue panoramique sur le mont Royal. Bienvenue dans l'atelier de la créatrice de mode Ève Gravel ! «J'ai tout peint en blanc dès que je suis arrivée, raconte-t-elle. Je rêvais d'un atelier aux murs immaculés.»
Elle a choisi de s'installer au huitième étage d'un des grands immeubles en béton qui surplombent le Mile-End. Depuis 10 ans, elle est fidèle à ce quartier taillé pour les artistes et autres créateurs de mode qui, comme elle, en ont fait leur milieu de travail. Mais aussi en raison des nombreux ateliers de couture qui s'y trouvent depuis des décennies.
L'aspect à la fois industriel et ancien du quartier et de l'immeuble correspond bien à la personnalité de la styliste, qui a utilisé des matériaux recyclés pour meubler son espace de création et de production. Ève Gravel aime la récup' et cela se voit !
Boutiques indépendantes
En ce lundi matin de mai, l'ambiance est studieuse. Le chef d'atelier et assistant-designer travaille sur des commandes de réassortiment pour la soixantaine de boutiques indépendantes qui vendent les vêtements d'Ève Gravel partout au Canada. Puisqu'elle n'a pas ses propres magasins, les ventes de la native de Chicoutimi dépendent de la bonne santé financière des boutiques multimarques qui forment sa clientèle.
Le secteur du détail a connu une année difficile en 2014, notamment en raison du froid. Difficile pour son agente d'inciter les magasins à passer des commandes pour la prochaine saison quand on peine à écouler la collection actuelle.
En 2014, Ève Gravel a donc connu une baisse de son chiffre d'affaires pour la première fois depuis ses débuts, il y a 13 ans. Une déconvenue qui ne ternit en rien la réussite de Mme Gravel, qui mise sur un équilibre délicat entre création et contrôle des coûts. «C'était un choix dès le départ, car je préfère vivre de mon travail, faire durer ma gamme et voir les gens porter mes créations plutôt que de ne faire que m'amuser et devoir fermer après trois ans d'activité», assure-t-elle.
Pour y parvenir, elle combine la découverte de matières premières pas trop onéreuses et le design de vêtements aux coupes simples, car moins chers à produire, mais ornés d'un détail qui rend la pièce intéressante. «Je n'ai jamais voulu faire de haute couture, ajoute-t-elle. De toute façon, au Canada, rares sont les boutiques qui vendent du luxe, et quand elles le font, elles préfèrent acheter des marques connues.»
Cette attention portée au contrôle des coûts est d'autant plus nécessaire que la conjoncture est de plus en plus difficile pour les grands couturiers québécois. Les matières premières, le transport et les loyers augmentent, mais les consommateurs ne sont pas prêts à débourser davantage. Résultat, les marges s'amenuisent. «Cela m'est arrivé d'augmenter mes prix, et je me le suis fait dire, raconte Ève Gravel. Chaque saison, il faut trouver des idées originales pour se distinguer des grandes marques. Et ce, tout en produisant au Québec, car c'est important pour moi tout comme pour la clientèle.»
Aux États-Unis et en Europe
Afin d'agrandir son marché, Ève Gravel a lancé un site transactionnel il y a deux ans et demi. Les ventes par Internet sont en progression et devraient doubler cette année.
Depuis trois ans, elle essaie également de percer le marché américain. Tout un défi à relever. Les frais de salles de présentation sont élevés et la fidélité des clients moindre qu'au Canada. «Là-bas, ils veulent toujours faire de nouvelles expériences, même si la relation d'affaires va bien», précise-t-elle.
Malgré les obstacles, Ève Gravel reste optimiste. Un jour, elle aimerait s'attaquer au marché européen, mais en produisant sur place. «J'ai déjà fait un essai en France, mais le dédouanement et les frais de transport rendaient mes pièces chères et peu concurrentielles. Je me suis fixé l'objectif de percer le marché des États-Unis pendant ma trentaine, explique la jeune femme de 35 ans. Peut-être que l'Europe, ce sera pour ma quarantaine !» - Fanny Bourel
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Philippe Dubuc : s'unir pour régner
La boutique montréalaise de Philippe Dubuc est à l'image de ses créations. Du blanc, du noir, du gris. Des lignes droites. Un style épuré. Seuls le jaune canari des modules sur lesquels ses vêtements sont accrochés et celui de l'immense oeuvre en spirale de l'artiste Sébastien Breton donnent une touche de couleur à l'endroit.
Au-delà de ces nuances, l'avenir semble coloré pour M. Dubuc. Même si le secteur de la mode, dans lequel il oeuvre depuis 20 ans, lui a fait comprendre qu'on ne pouvait rien tenir pour acquis. «La mode, c'est comme les montagnes russes. Tantôt t'es hot, tantôt tu l'es moins», souligne-t-il avant de prendre une gorgée de son thé chai, assis chez Olive & Gourmando, le restaurant situé à quelques pas de sa boutique. «En ce moment, la vibe est bonne autour de notre marque», ajoute celui qui a été nommé designer canadien de l'année en mode masculine en février.
Depuis l'automne dernier, le créateur montréalais a pignon sur rue dans le Vieux-Montréal, un secteur mieux adapté au marché du luxe que la rue Saint-Denis, où il a tenu boutique pendant 18 ans. «Ici, nos ventes sont en croissance, alors qu'elles étaient à la baisse sur Saint-Denis. Ce n'était donc pas un problème avec la marque, mais bien le reflet du déclin général de l'activité économique du Plateau causé par des décisions politiques», déplore M. Dubuc.
Le luxe accessible
Sur le Plateau, il garde toutefois ses ateliers dans un appartement de la rue Marie-Anne. C'est là qu'il peaufine les looks qu'il présentera en août à la Semaine de mode masculine de Toronto, au cours de laquelle il rencontrera plusieurs acheteurs. Si le marché canadien lui sourit, le styliste souhaite réintroduire, dans un avenir proche, le marché international, duquel il s'est retiré depuis sa faillite en 2007. «Quand on fait des erreurs, ça ne veut pas dire qu'il ne faut plus essayer. Ça veut dire qu'il faut faire les choses différemment.»
«Aujourd'hui, à cause de l'invasion d'enseignes étrangères qui viennent gruger un marché déjà très petit, on n'a pas le choix de s'exporter pour produire davantage et toucher de meilleures marges de profits», affirme le créateur, qui a aussi une boutique à Québec.
M. Dubuc dit qu'il produit du luxe accessible dans un marché où les cloisons entre le haut de gamme et le commercial sont de moins en moins étanches. «Il n'y a pas d'industrie du luxe au Québec. Le vrai luxe, c'est Chanel, c'est Dior. Nous sommes juste au-dessous de ça, et c'est un créneau qui semble bien fonctionner», dit celui qui dirige une PME de 10 employés.
Les infrastructures dans ce marché de niche sont toutefois rares chez nous. «Entre le réseau underground de fabrication dans des sous-sols de Montréal où l'on ne parle ni anglais, ni français et les usines qui ne veulent pas travailler avec les créateurs parce que les productions sont trop complexes et trop limitées, il y a un vide à combler», explique M. Dubuc. Il appuie sans relâche le projet de sa collègue Marie Saint Pierre, qui souhaite créer un lieu de rassemblement et de production dans le secteur Chabanel pour les griffes bien établies «qui vivent les mêmes frustrations par rapport à la fabrication». «La convergence est un mot qui fait souvent peur, mais ça fait en sorte que tu es plus fort, explique M. Dubuc. Il faut travailler ensemble pour contrer l'invasion. Et donner l'envie aux jeunes de reprendre des entreprises du secteur manufacturier.»
L'avenir dans les collaborations
En raison d'une aide gouvernementale qui cible trop souvent à son goût les entreprises en démarrage, M. Dubuc croit que l'avenir passe par les collaborations. «Sinon, les créateurs restent de petites entreprises indépendantes qui tentent sans cesse de tirer leur épingle du jeu dans une mer immense...»
Dans le passé, le créateur de mode s'est associé avec Simons, et il a récemment été nommé styliste en chef de la marque de manteaux montréalaise Kanuk. «On ne peut pas baser son modèle d'entreprise sur les collaborations, mais elles sont nécessaires, souligne M. Dubuc. Je n'aurais pas pu lancer une ligne sportive et concurrencer les Nike de ce monde. Kanuk m'offre le savoir-faire dont j'ai besoin. Il faut s'unir pour être plus fort.»
Ne voulant pas trop s'éparpiller, le créateur de mode «va se tenir tranquille» d'ici l'arrivée des premiers Kanuk par Dubuc à l'automne 2016. Après la faillite, le double cambriolage de l'an dernier et le déménagement de sa boutique montréalaise, M. Dubuc affirme fièrement qu'il a su se maintenir à flot. - Vincent Fortier
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Rad Hourani : redéfinir les codes
Une galerie. C'est ainsi que Rad Hourani désigne le point de vente qu'il a ouvert il y a un an dans le Vieux-Montréal. Il préfère ce mot à celui de boutique, car il lui correspond davantage.
«Mon travail est un style de vie au moyen duquel je veux exprimer l'art, la photo, le cinéma, le design, la musique, explique celui qui est également photographe. Dans mes espaces, j'aime pouvoir faire une projection vidéo, une exposition de photos ou de livres d'artistes.»
Contrairement aux créateurs qui font appel à des designers d'intérieur, il a pensé lui-même l'aménagement de sa galerie. Un espace qu'il a voulu le plus épuré possible en privilégiant le blanc et le noir. Il a opté pour un éclairage lui aussi blanc, plutôt que jaune, et pour l'absence totale de courbes afin de refléter ses créations empreintes d'une esthétique graphique et moderne.
Ce minimalisme s'accorde bien avec la neutralité de genre des pièces conçues par M. Hourani. Depuis huit ans, les vêtements unisexes sont devenus la marque de commerce de ce créateur, qui remet en cause les codes et refuse les frontières. Sa clientèle, composée d'autant d'hommes que de femmes, présente donc un profil très varié.
«Mes créations vont à tous ceux qui savent comment porter un vêtement et l'agencer à leur garde-robe, explique-t-il. Souvent, les gens sont surpris au départ, mais me disent qu'ils deviennent vite "addicts".»
En 2013, M. Hourani est devenu le premier Canadien à intégrer le cercle très fermé de la haute couture parisienne, défilant lors de la Semaine de la mode à Paris. Né en Jordanie et arrivé à Montréal à 16 ans, il est désormais souvent à Paris, où il a ouvert une galerie en 2012 pour présenter notamment ses collections aux acheteurs des 30 pays dans lesquels ses vêtements sont vendus.
«Il faut être présent là-bas, car les acheteurs et la presse du monde entier y sont, insiste-t-il. Plus on s'expose à l'international et plus on gagne en visibilité.» Paris n'est pas la seule scène où brille M. Hourani, qui a aussi défilé à New York à plusieurs reprises.
Près de ses sous-traitants
Sa production reste exclusivement située à Montréal où, au fil des ans, il a développé un réseau de sous-traitants avec lesquels il a l'habitude de travailler. «C'est important pour moi de savoir qui coud mes vêtements, et que ce ne soient pas des enfants ou des personnes maltraitées qui le font». Environ 60 % de la production est confiée à des prestataires externes. Le reste, surtout des vestes et des trenchs plus compliqués à confectionner, est fabriqué dans son atelier, situé au même endroit que sa galerie. En tout, 8 000 pièces sont réalisées chaque année.
Ambitieux et fonceur, M. Hourani reste un homme d'affaires prudent. À l'aide de son équipe de 10 personnes, il recherche avant tout l'équilibre, loin de toute extravagance.
«On investit, on essaye de gérer intelligemment les rentrées d'argent et de ne jamais aller dans l'extrême, précise-t-il. Je veux éviter de mettre mon nom en danger, car c'est ma vie ! Ce n'est pas une entreprise que l'on peut fermer pour en ouvrir une autre.» C'est d'ailleurs grâce à ses propres économies qu'il a monté sa première collection en 2006.
Ce souci de trouver le juste milieu se retrouve également dans la manière dont il prend ses décisions d'affaires. À la fois instinctif et rationnel, il sait qu'imagination doit rimer avec commercialisation. «Je suis plus attentif qu'avant à dessiner en fonction de ce qui se vend bien», reconnaît-il. Si, au départ, chaque modèle de prêt-à-porter n'était produit qu'à une dizaine d'exemplaires, ce chiffre peut grimper à 100 pour certaines pièces.
Alors que le secteur de la mode et du luxe accuse un retard dans le commerce en ligne, M. Hourani a réussi ce virage. La part de ses ventes effectuées sur sa boutique en ligne s'élève à 35 %. Son site, au design épuré et aux lignes carrées, reprend l'identité visuelle de sa galerie. «Je crois beaucoup au virtuel», affirme celui dont la marque est présente sur Facebook, Twitter et Instagram. C'est d'ailleurs lui qui prend la majorité des photos publiées sur le compte Instagram radhourani, qui compte près de 52 000 abonnés.
Près de neuf ans après ses débuts, le designer de 32 ans se dit «heureux d'avoir survécu». Il est parvenu non seulement à se tailler une place dans un secteur où la concurrence est âpre, mais aussi à imposer son concept de vêtements unisexes. «Je suis content d'avoir réussi à communiquer mon message, se félicite-t-il. Il y a toujours des hauts et des bas dans tout, mais, en ce moment, je vis plus des hauts et du plaisir !» - Fanny Bourel
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