La recette scandinave pour créer des géants technos


Édition du 16 Janvier 2016

La recette scandinave pour créer des géants technos


Édition du 16 Janvier 2016

[Photo : Shutterstock]

Semblables au Québec à plusieurs égards, notamment la petitesse de leur marché intérieur, les pays scandinaves se distinguent par leur étonnante capacité à créer des multinationales technos. Notre journaliste Julien Brault nous donne la recette.

La Silicon Valley ne se démarque plus en raison de la capacité de son écosystème à créer de nombreuses start-up. C'est du moins le constat que faisait le fondateur de LinkedIn Reid Hoffman, dans un texte publié sur le réseau social professionnel en septembre dernier. Selon lui, l'avantage de la Silicon Valley est son expertise pour transformer une start-up en multinationale à la vitesse de la lumière. Dans le jargon des capital-risqueurs, on qualifie ces start-up multinationales, ou du moins celles dont la valeur excède le milliard de dollars, de licornes. Or, cette expertise existe aussi dans les pays scandinaves. Même si, contrairement aux États-Unis et à la Chine, ces pays ne peuvent pas miser sur de grands marchés intérieurs pour engraisser leurs licornes.

«La manière dont on fait croître les entreprises dans de petits marchés comme la Finlande et la Suède est différente, car nous pensons "mondial" dès le premier jour», a lancé en novembre dernier le cofondateur de Skype, Niklas Zennström, sur la scène de Slush, une conférence techno qui se tient à Helsinki, en Finlande. L'entrepreneur d'origine suédoise était loin d'être le seul entrepreneur à invoquer cet avantage lors de l'événement, devenu en quelques années l'un des plus importants du genre en Europe. Il faut dire qu'à Skype ont succédé une nouvelle génération de géants nordiques, dont Just Eat, Zendesk, Spotify, Rovio et Supercell.

Dans les faits, si la Scandinavie était un pays, sa population serait inférieure à celle du Canada. Ce pays nordique pourrait pourtant se vanter d'avoir créé pas moins de 9 % des start-up acquises ou introduites en Bourse dans le monde à une valeur supérieure à 1 milliard de dollars au cours des 10 dernières années, selon des données compilées par le fonds suédois Creandum. À l'extérieur de la Californie, ce pays serait aussi la juridiction ayant créé le plus de licornes par habitant, d'après Nordic Made.

De passage à Slush en novembre dernier, Les Affaires en a profité pour interviewer plusieurs acteurs locaux sur leur recette visant à créer des géants technos. Voici les cinq principaux ingrédients de la recette que nous avons retenue, laquelle semble être plus facile à reproduire au Québec que celle de la Silicon Valley. Avec sa population d'à peine 5,3 millions d'habitants et sa langue unique sur le continent, la Finlande prouve qu'une telle réussite n'est pas hors d'atteinte.

1. Une population multilingue qui maîtrise l'anglais

Les langues parlées dans les pays scandinaves ont à peine quelques millions de locuteurs. Cette réalité, combinée à un taux de diplomation universitaire parmi les plus élevés du monde, fait des pays scandinaves ceux où l'anglais est le mieux maîtrisé à l'extérieur des pays anglophones. La Suède, le Danemark, la Norvège et la Finlande occupent ainsi quatre des cinq premiers rangs de l'EF English Proficiency Index, qui évalue la maîtrise de l'anglais en tant que langue seconde dans 70 pays.

En raison de la taille de leur marché linguistique respectif, on ne double pas les films ni les séries anglophones dans les pays scandinaves. Ainsi, leurs ressortissants sont exposés à l'anglais dans leurs loisirs... tout comme à l'université, où un grand nombre de programmes peuvent être suivis entièrement en anglais. Et l'anglais n'est pas la seule langue seconde maîtrisée par les Scandinaves, qui sont nombreux à parler l'allemand et, dans le cas de la Finlande, le suédois qui y a, avec le finnois, le statut de langue officielle.

Pas moins de 41 % des Finlandais affirment utiliser l'anglais dans le cadre de leur emploi, et plusieurs entreprises finlandaises ont adopté l'anglais comme langue unique de travail. C'est le cas du studio de jeu vidéo Supercell qui, fondé en 2010, a une valorisation dépassant les 5 G$ US. «Même dans les plus petits studios, la langue de travail officielle est l'anglais, car les développeurs qui travaillent dans ces studios viennent de partout», explique Tero Kuittinen, un analyste finlandais spécialisé dans l'industrie du jeu vidéo.

2. Une obsession pour les marchés extérieurs

Le marché intérieur négligeable des pays scandinaves force leurs entrepreneurs à mettre en place une stratégie d'expansion internationale avant même de démarrer. Et il n'y a pas de marchés d'exportation naturels pour les entreprises finlandaises.

Jolla, un fabricant de téléphones intelligents fondé par d'anciens cadres de Nokia en 2011, vise pour sa part l'Asie. «Nous avions décidé dès le jour un que la Chine serait notre principal marché», évoque Antti Saarnio, président du conseil et cofondateur de Jolla. Ainsi, c'est en Chine que Jolla a trouvé le capital de risque dont elle avait besoin ; aujourd'hui, Antti Saarnio y réside de manière permanente, travaillant principalement à partir du bureau de Jolla, à Hong Kong. L'entreprise compte aujourd'hui 120 employés dans le monde et vend la plupart de ses téléphones en Inde et en Chine.

«L'un des secrets des Finlandais pour réussir à l'international est qu'ils ont l'habitude de s'adapter à l'environnement et à la culture d'un autre pays», lance Antti Saarnio. Ce secret, semble-t-il, est aussi celui des autres pays scandinaves. Zendesk, un fournisseur de logiciel en ligne de gestion du service à la clientèle fondé à Copenhague en 2007, a pour sa part recruté ses premiers clients en Californie, avant d'obtenir du financement aux États-Unis et de déménager son siège social à San Francisco.

3. Un sens du design hors pair

La réussite des entreprises technos scandinaves est indéniablement liée à la qualité de ses ingénieurs informatiques. Les pays nordiques sont toutefois loin d'être les seuls dont les ingénieurs soient renommés. Les ingénieurs russes, ukrainiens et indiens bénéficient eux aussi d'une réputation enviable. Les pays scandinaves, à qui on doit des multinationales reconnues pour leur sens du design comme Bang & Olufsen, IKEA et H&M, auraient toutefois plus de designers de talent.

Selon l'analyste Tero Kuittinen, c'est le sens du design des Finlandais qui constituerait l'ingrédient secret des géants technos du pays, à commencer par le studio de jeux mobiles Rovio. «Quand Angry Birds a été lancé, je pense que la musique et le design du jeu ont largement contribué à son succès planétaire», dit-il. On pourrait dire la même chose de la finlandaise Supercell (Clash of Clans) et des suédoises King Digital (Candy Crush) et Mojang (Minecraft).

Dans les pays scandinaves, le designer n'est pas un parent pauvre de l'ingénieur, bien au contraire. Dans les faits, l'une des universités nordiques les plus réputées pour ses ingénieurs, Aalto University (établie à Espoo, la banlieue d'Helsinki, où Rovio a son siège social), a été nommée en hommage à Alvar Aalto, le plus célèbre des designers finlandais. Outre sa faculté d'ingénierie, l'université est aussi notoire pour son école de design, d'architecture et d'art.

«L'avantage des pays nordiques est qu'ils ont accès à un bassin d'ingénieurs talentueux, mais aussi à des designers de talent, ce qui leur confère un avantage décisif sur le marché des consommateurs», lance Daniel Blomquist, associé du fonds suédois Creandum.

4. Du financement étranger

Si la présence de capital de risque était un facteur déterminant dans la création de géants technos, la Finlande n'en aurait pas engendré. En effet, le capital de risque se fait rare en Finlande et il est à peine plus abondant en Suède, qui est pourtant le berceau de la plupart des géants technos de la région.

Le gouvernement finlandais est malgré tout parvenu à faciliter la vie de ses entrepreneurs, et ce, par l'intermédiaire de Tekes, une agence gouvernementale qui a la mission de financier la R-D et l'innovation. Les start-up finlandaises peuvent ainsi aller chercher jusqu'à 50 % de leur financement sous forme de prêts auprès de Tekes, qui investit à condition que des investisseurs privés allongent l'autre moitié. «Les investisseurs privés voient ce financement d'un bon oeil, car nous ne leur faisons pas concurrence», explique Jukka Häyrynen, directeur du programme visant les start-up chez Tekes.

Les entrepreneurs finlandais doivent donc prendre l'avion s'ils souhaitent recevoir d'importants financements en capital de risque. Si obtenir du capital de risque à l'étranger représente un défi, les start-up qui y parviennent n'ont d'autres choix que de devenir des multinationales : «Quand vous devenez une entreprise internationale, votre marché devient mondial et votre actionnariat le devient aussi», fait valoir le cofondateur de Skype, Niklas Zennström. Ainsi, Spotify n'a pas hésité à aller chercher du capital aux États-Unis, où elle a notamment convaincu Accel et Goldman Sachs d'investir, ou en Russie, où elle a sollicité du financement auprès de Digital Sky Technologies.

Malgré l'apport que peuvent avoir des investisseurs étrangers, Niklas Zennström n'en déplore pas moins le manque de capital de croissance en Europe. C'est pour remédier à cette situation qu'il a mis sur pied le fonds londonien Atomico, qui a pour mission d'aider les start-up européennes à devenir des géants technos. Depuis sa fondation en 2006, Atomico a notamment investi dans Rovio et Supercell.

Le risque, selon Niklas Zennström, est que des start-up européennes au grand potentiel se fassent devancer par des joueurs américains mieux financés. Le manque de financement explique sans doute aussi pourquoi de nombreuses jeunes pousses scandinaves finissent par déménager leur siège social. «Quand une start-up vient d'une petite région, je pense que c'est inévitable qu'elle arrive à un point où elle doive déménager», fait valoir Daniel Blomquist, associé de Creandum, un fonds suédois de 270 millions de dollars américains (répartis sur trois fonds) qui finance des start-up au stade du démarrage. Le fonds, qui a investi dans la suédoise Spotify, a d'ailleurs ouvert un bureau à Palo Alto, en Californie, qui sert essentiellement à accompagner ses start-up dans la Valley et à tisser des liens avec les fonds américains.

5. Une culture ultra-égalitaire

C'est un phénomène bien documenté que les cultures très hiérarchiques ont tendance à étouffer la créativité, ne serait-ce que parce que les idées s'y entrechoquent très rarement. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles la Silicon Valley s'est enracinée sur la côte ouest des États-Unis, où la hiérarchie a moins d'importance que sur la côte est. Sur ce front, toutefois, les pays scandinaves possèdent une longueur d'avance. En effet, ces derniers font partie des pays les moins hiérarchiques du monde, selon le Power Distance Index de Hofstede, qui place les États-Unis à leur traîne.

Sans surprise, ce trait culturel joue en faveur des start-up scandinaves, qui parviennent à croître sans pour autant devenir hiérarchiques. C'est ce qu'a réussi à accomplir le pdg de Supercell, Ilkka Paananen, qui refuse d'exercer toute forme de contrôle sur les jeux produits par son studio. «La direction est là pour créer un environnement qui permet à nos employés d'avoir ce qu'il faut pour faire ce qu'ils font le mieux, soit des jeux», lance-t-il.

Supercell est ainsi composé de plusieurs cellules, qui agissent comme autant de studios indépendants. Ainsi, ce sont les employés de chaque cellule qui prennent toutes les décisions par rapport à leur jeu, de sa conception à sa commercialisation. Ce modus operandi s'applique autant aux nouveaux jeux du studio qu'à sa vache à lait Clash of Clans, qui l'a fait connaître. La direction de Supercell n'intervient jamais, puisque ce sont en quelque sorte les joueurs qui décident du sort de chaque jeu. En effet, si un jeu n'atteint pas un niveau d'engagement prédéterminé, il est automatiquement éliminé et l'équipe revient à sa planche à dessin.

«Il n'y a pas de gestionnaires pour dire à nos employés quoi faire ; alors, s'ils ont un échec, ils ne peuvent pas blâmer les processus, car il n'y pas de processus chez Supercell et ils ne peuvent pas accuser la direction», dit Ilkka Paananen.

De manière à responsabiliser ses employés, Supercell envoie à chacun d'entre eux un courriel quotidien rassemblant les résultats de tous ses jeux. Ainsi, les gestionnaires n'ont pas besoin d'exercer de pression sur les employés du studio, puisqu'ils la ressentent eux-mêmes de première main. «Ce n'est pas un environnement pour tout le monde, car ça peut être chaotique par moment, mais ça nous permet d'attirer les meilleurs», lance Ilkka Paananen.

ZENDESK

Origine : Zendesk

Fondation : 2007

Type : société à capital ouvert inscrite à la Bourse de New York

Activité : logiciel en ligne de gestion du service à la clientèle

Valorisation : 2,4 G$ US

KING DIGITAL

Origine : Suède

Fondation : 2003

Type : société à capital ouvert inscrite à la Bourse de New York

Activité : studio de jeux mobiles (Candy Crush)

Valorisation : 5,7 G$ US

SKYPE

Origine : Suède/Estonie

Fondation : 2003

Type : filiale de Microsoft

Activité : service de téléphonie en ligne

Valorisation : 8,5 G$ US (prix du rachat par Microsoft en 2011)

MOJANG

Origine : Suède

Fondation : 2009

Type : filiale de Microsoft

Activité : studio de jeux vidéo (Minecraft)

Valorisation : 2,5 G$ US (prix du rachat par Microsoft en 2014)

JUST EAT

Origine : Danemark

Fondation : 2001

Type : société à capital ouvert inscrite à la Bourse de Londres

Activité : service en ligne de livraison de repas

Valorisation : 5,1 G$ US

SPOTIFY

Origine : Suède

Fondation : 2006

Type : société à capital fermé

Activité : service de diffusion de musique en ligne

Valorisation : 8,5 G$ US

ROVIO

Origine : Finlande

Fondation : 2003

Type : société à capital fermé

Activité : studio de jeux mobiles (Angry Birds)

Valorisation : 1,2 G$ US (en 2011)

SUPERCELL

Origine : Finlande

Fondation : 2010

Type : société à capital fermé

Activité : studio de jeux mobiles (Clash of Clans, Boom Beach)

Valorisation : 5,5 G$ US

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