Internet à deux vitesses : le risque caché qui guette les PME québécoises


Édition du 17 Septembre 2016

Internet à deux vitesses : le risque caché qui guette les PME québécoises


Édition du 17 Septembre 2016

Par Alain McKenna

[Photo : 123RF/Alphaspirit]

Une forte majorité des PME québécoises se dit satisfaite de ses services Internet. Pourtant, d'après notre sondage exclusif, mené en partenariat avec la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante (FCEI), ils sont bien insuffisants pour attaquer la quatrième révolution industrielle qui s'amorce. Québec non plus ne voit pas cet écueil. Est-il trop tard pour corriger le tir ?

Geneviève Riverin a pris possession de sa ferme du Bic, près de Rimouski, en 2008. L'an dernier, la ferme Cimon a inauguré une nouvelle étable entièrement automatisée : un robot de traite gère la production laitière des 42 vaches dont il a la charge, ce qui fait de la ferme du Bas-Saint-Laurent une pionnière en matière d'adoption de nouvelles technologies.

Cette robotisation promettait un gain de productivité notoire à Mme Riverin et à son conjoint, en les laissant vaquer aux autres activités de l'entreprise familiale sans négliger sa production laitière. Advenant un pépin, leur robot leur envoie automatiquement une alerte, par Internet, leur permettant de réagir promptement.

Sauf que la ferme Cimon est située quelques mètres trop loin du village, la privant d'une connexion à Internet fiable, constante et, en un mot, «à haute vitesse». Donc, pas d'alerte robotisée pour eux. «Même le téléphone griche tout le temps», explique Geneviève Riverin au cours d'une entrevue téléphonique avec Les Affaires, en s'excusant de ne pas avoir bien compris une question du journaliste.

«On a un voisin qui a la haute vitesse, mais nous, on ne l'a juste pas. Ça nous pénalise de plusieurs façons, de la comptabilité à l'acquisition de clients ou de fournisseurs. Ça nous coûte aussi plus cher quand, par exemple, le vétérinaire doit soigner une de nos vaches et qu'il doit retourner à son cabinet pour consulter ses notes, plutôt que de le faire par Internet. On le paie à l'heure, après tout», raconte la jeune entrepreneure.

La solution semble plutôt simple : étendre la couverture des services Internet à haute vitesse à l'ensemble du territoire d'une région donnée - un enjeu dans la course à la chefferie du Parti québécois - plutôt que seulement aux endroits les plus populeux. En pratique, les fournisseurs de services Internet (FSI) qui desservent ces régions, et ils ne sont pas nombreux, disent être dépassés par la demande croissante de bande passante.

«On blâme toujours le fournisseur, mais le problème peut venir d'ailleurs. Si tout le monde se met à visionner des vidéos sur Netflix en même temps, ça va pénaliser tout le monde autour qui utilise le même réseau», illustre Charles Beaudet, vice-président de Xplornet, le principal et parfois l'unique FSI à opérer dans les milieux ruraux québécois.

M. Beaudet a toutefois de bonnes nouvelles, tant pour les PME à l'affût d'un service fiable, que pour celles qui recherchent une vitesse de pointe plus élevée : «On compte lancer deux nouveaux satellites d'ici la fin 2016, qui vont plus que doubler le débit de notre réseau et qui couvriront 100 % du territoire québécois. Et d'ici 12 à 18 mois, on devrait être en mesure d'offrir un service à 100 mégabits par seconde [Mb/s] à certains endroits», ce qui est quatre fois plus rapide que le service le plus rapide actuellement offert par Xplornet.

Un problème persistant

Il était temps, s'impatiente Simon Gaudreault, économiste principal à la FCEI. «Que des régions du Québec soient si mal desservies, en 2016, c'est anormal, dit-il. Peut-être qu'on devrait davantage encourager les FSI indépendants et les FSI communautaires. On devrait aussi mieux encadrer les gros FSI, qui sont en position de quasi-monopole au pays.» C'est inhabituel d'entendre un organisme comme la FCEI demander une intervention du gouvernement, mais ça illustre l'exaspération des entreprises qui se font promettre des services fiables et rapides, mais qui se retrouvent souvent avec un service déficient, ou alors, extrêmement coûteux.

Cet été, la FCEI, à l'initiative de Les Affaires, a commandé un sondage auprès de ses membres sur l'ensemble du territoire québécois. L'objectif : déterminer si l'accès à Internet s'était amélioré depuis février 2015, date à laquelle le journal publiait un premier reportage signalant la faible disponibilité dans la province d'un service Internet à haute vitesse.

Constat : d'une région du Québec à l'autre, les débits de téléchargement moyen (50,8 Mb/s) et médian (13,7 Mb/s) sont à peu près les mêmes. La mesure médiane est probablement la plus fidèle à la réalité, car elle exclut les cas extrêmes qui haussent sensiblement la moyenne de certaines régions, comme le centre de recherche en intelligence artificielle de l'Université du Québec à Trois-Rivières.

Avec un débit de téléchargement de 13,7 Mb/s, le Québec se situe donc à la traîne des autres régions du Canada et de leur moyenne de 18,64 Mb/s, telle qu'évaluée de façon similaire en avril dernier par l'Autorité canadienne pour les enregistrements Internet.

Le Québec, qui se targue pourtant de posséder une forte industrie numérique, du jeu vidéo aux applications mobiles en tout genre, arrive ainsi au 9e rang des 12 régions du Canada pour la qualité de son réseau Internet, devant le Manitoba, l'Alberta et le Yukon.

En observant les résultats de près, on se désole davantage. «C'est assez homogène d'une région à l'autre, mais dans le détail, on voit que la haute vitesse se limite généralement à une ville, à quelques quartiers, ou qu'elle est exclusive à certaines organisations spécialisées. Le problème d'accès constaté l'an dernier est donc encore brûlant d'actualité», réalise M. Gaudreault.

Ironiquement, la vitesse moyenne d'Internet au Québec et au Canada est supérieure, sinon égale, aux objectifs que se fixent tant le fédéral que le provincial. Ainsi, Industrie Canada juge que tous les Canadiens devraient avoir accès à un service Internet d'au moins 5 Mb/s.

Mais à cette vitesse, une seule et unique photo, partagée sur Facebook, peut prendre jusqu'à 10 secondes pour s'afficher en entier !

S'inspirant des cibles européennes, Québec planche donc sur sa propre stratégie numérique qui propose de hausser la barre à un minimum de 30 Mb/s d'ici 2021. C'est mieux, mais ça reste assez modeste. La Commission européenne vise 30 Mb/s en 2020 pour tous, mais promet du même souffle un service Internet à 100 Mb/s pour la moitié des ménages européens.

«Les 30 Mb/s, on y est presque déjà, dit Stéphane Ricoul, fondateur de l'Académie du numérique, à Montréal. Je comprends qu'on n'a pas besoin de donner l'équivalent d'une Ferrari à toutes les PME du Québec, mais on risque de rater la prochaine grande vague de numérisation de l'économie mondiale. Et dire que 77 % des PME québécoises se disent satisfaites de leur service Internet...»

Pas très loin de Coaticook, en Estrie, Robert Perreault, agriculteur biologique de profession, craint lui aussi pour la survie des régions, si cette vague, la fameuse quatrième grande révolution industrielle, se concrétise. Il y a une douzaine d'années, M. Perreault a piloté l'installation du service Internet dans la MRC de Coaticook, avec les gens du Centre local de développement. Aujourd'hui, il se demande qui prendra le relais pour assurer la prochaine mise à niveau du réseau... «La pérennité des entreprises (en région) est menacée. On le voit dans le mouvement de l'achat local : le producteur doit se rapprocher du consommateur, et ça se fait par Internet.»

La quatrième révolution industrielle guette les régions

Selon les experts, cette révolution transformera l'économie de façon radicale. En somme : 70 % des entreprises qui faisaient partie du Fortune 1000 de 2004 n'y sont plus aujourd'hui. Et selon la firme de placement Mackenzie, ce n'est pas fini : 75 % des sociétés composant l'indice boursier S&P 500 disparaîtront d'ici 10 ans. Tout ça, faute d'avoir su s'adapter aux changements provoqués par l'avènement du numérique. Imaginez l'effet que ça pourrait avoir sur des PME...

«Ça prend une volonté politique ou communautaire pour assurer une couverture adéquate sur l'ensemble du territoire, croit M. Perreault. C'est important, les centres urbains, mais le reste du territoire compte aussi. Les agriculteurs automatisent de plus en plus leurs opérations. C'est une solution à la pénurie de main-d'oeuvre, et ça rend nos entreprises plus concurrentielles. Mais ça prend un service Internet adéquat pour le faire.»

Car cette automatisation tous azimuts consomme une part impressionnante de la bande passante. L'affaire de plusieurs gigaoctets par jour, par appareil connecté. Et des appareils, il va y en avoir des masses. On en annonce de nouveaux chaque jour : automatisation du transport, algorithmes interagissant avec les internautes dans des applications mobiles, impression 3D locale et abordable d'orthèses médicales, de mobilier ou de composants électroniques auparavant rares et coûteux, etc.

Cette révolution n'est pas l'affaire que des multinationales que sont Alphabet (l'ex-Google), Apple, Microsoft ou même Uber (qui n'était qu'une très petite entreprise il y a cinq ans...). Ce sont souvent des PME traditionnelles qui trouvent des solutions à des problèmes spécifiques, et qui sont ensuite adoptées par l'ensemble d'une industrie.

C'est l'effet réseau. Mais comme son nom le dit, pour fonctionner, cet effet demande d'avoir un réseau. En l'occurrence, Internet. Rapide, fiable et accessible. Technologie qui échappe encore aux PME d'un peu partout au Québec, ce qu'on pourrait aisément corriger, pour peu qu'on fasse un effort collectif, concluent à la fois Mme Riverin, M. Gaudreault et M. Ricoul.

«Il faut approcher les PME et leur expliquer, dans leurs mots, quels risques les guettent», dit Simon Gaudreault. «La stratégie numérique québécoise doit s'inspirer du projet de loi français pour une République numérique», ajoute Stéphane Ricoul. «Si on peut juste étendre la couverture Internet jusque chez nous, ce serait déjà pas mal miraculeux», suggère Geneviève Riverin.

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