Stimuler l'inventivité

Publié le 11/10/2013 à 14:14

Stimuler l'inventivité

Publié le 11/10/2013 à 14:14

Par Premium

Kelly Johnson, le légendaire ingénieur en chef de Lockheed, a su mettre en place un environnement propice à l’innovation. Voici son histoire.

AUTEUR: Matthew E. May, Rotman magazine

Si vous empruntez l’Interstate 5 en direction nord à partir de Los Angeles, tournez à droite sur l’Antelope Valley Freeway en direction de Palmdale et du désert de Mojave et coupez à l’est après l’Antelope Valley Country Club, vous tomberez sur la Sierra Highway, à partir de laquelle vous pourrez apercevoir l’immeuble Skunk Works de Lockheed Martin, à proximité de l’Air Force Plant 42 et de la base aérienne Edwards. Vous saurez que vous êtes au bon endroit parce qu’une mouffette est dessinée sur l’immeuble blanc : le logo de Skunk Works.###

En circulant dans les environs, vous verrez beaucoup de fil barbelé, un imposant mur de béton et plein d’affiches d’interdiction d’accès. Une fois que vous aurez dépassé Kelly’s Way, une rue nommée en l’honneur du légendaire ingénieur en chef de Lockheed, Clarence « Kelly » Johnson, vous apercevrez un F-104 Starfighter exposé à proximité de l’entrée principale donnant sur Lockheed Way.

Quels que soient les efforts que vous déploierez ou le nombre d’appels que vous ferez au bureau des relations publiques de Lockheed Martin, vous n’aurez pas accès aux locaux de Skunk Works. Skunk Works est, et a été, depuis sa création pendant la Deuxième Guerre mondiale, le projet ultrasecret de Lockheed, Advanced Development Programs (ADP).

Kelly Johnson a dirigé la division d’innovation de Lockheed pendant près de 45 ans, puis de sa création en 1943 jusqu’en 1975, année où il a passé le relais à son bras droit, ami et protégé de longue date, le défunt Ben « Stealth » Rich, dont les mémoires Skunk Works demeurent la thèse définitive sur le programme de Lockheed.

C’est l’apparition des premiers avions de chasse allemands dans le ciel européen qui, en 1943, a incité le U.S. War Department à frapper à la porte de la Lockheed Aircraft Corporation, dont le siège social était situé à Burbank, en Californie, à côté de l’aéroport de Burbank. En fait, Lockheed était propriétaire de l’aéroport et avait déployé d’importants efforts pour dissimuler tout le secteur aux vols de reconnaissance des avions japonais. L’usine était camouflée sous une énorme bâche peinte de façon à illustrer un quartier de banlieue et ornée d’arbres artificiels, d’immeubles et de voitures en caoutchouc afin de lui donner un aspect tridimensionnel.

Pour le War Department, un seul homme pouvait s’acquitter de la tâche : Clarence « Kelly » Johnson, 33 ans, le talentueux mais excentrique ingénieur en chef de Lockheed. Aux yeux du PDG de Lockheed, Robert Gross, Kelly Johnson accomplissait des miracles et il en était ainsi depuis qu’il avait dit aux ingénieurs de Lockheed, dix ans auparavant, que leur avion commercial à deux moteurs, l’Electra, présentait d’importants défauts de conception. Âgé de 23 ans à l’époque, Kelly Johnson étudiait en génie à la Université of Michigan, où se déroulaient les essais du prototype de l’Electra dans la soufflerie de l’établissement.

Contredisant ses professeurs, Kelly Johnson avait, sans ambages, informé les ingénieurs de Lockheed que si l’un des moteurs de l’Electra tombait en panne, l’avion s’écraserait. Non seulement Kelly Johnson a-t-il corrigé ce défaut de conception, mais il l’a fait en proposant un design peu conventionnel à double dérive qui est devenu la signature de Lockheed. L’avion, l’Electra, a sauvé Lockheed et a révolutionné l’aviation dans les années 1930. L’étoile de Kelly Johnson a monté et il est devenu l’homme à consulter sur tout, de l’aérodynamique aux essais en vol, y compris le pilotage des avions qu’ils concevaient. Il déclarait qu’à défaut de se faire une peur bleue au moins une fois par an dans un cockpit, il n’aurait pas la perspective voulue pour concevoir des avions de qualité.

Il n’a fallu que trois jours à Kelly Johnson pour transformer l’Electra en bombardier pour la Royal Air Force britannique à la fin des années 1930. Appelé Hudson, l’avion a connu un tel succès que l’Angleterre en a commandé 3 000. Les collègues de Kelly Johnson étaient tellement impressionnés par ses talents de concepteur qu’ils juraient qu’il pouvait voir l’air.

En 1939, Kelly Johnson a conçu et construit le seul avion de chasse américain fabriqué pendant la participation des États-Unis à la Deuxième Guerre mondiale : le chasseur d’interception P-38 Lightning. Si vous avez vu des documentaires sur la Deuxième Guerre mondiale, vous avez vu le P-38, l’avion à deux hélices dont la queue bipoutre est bizarrement conçue. C’était l’avion à hélices le plus facile à manœuvrer de la guerre, et il a joué plusieurs rôles. Toutefois, le P-38 n’était pas de taille à affronter les nouveaux chasseurs à réaction allemands. Le War Department avait besoin d’un nouvel avion, et vite.

Le projet comportait d’énormes contraintes : construire un prototype de chasseur à réaction qui pourrait voler à une vitesse de 600 milles à l’heure, à la limite de la vitesse du son et 200 m/h plus vite que l’avion à hélices Lockheed P-38, en seulement 180 jours. Le seul problème, c’est que Lockheed manquait d’espace, le complexe tout entier se consacrant à la production, jour et nuit, de leurs avions de l’époque.

Le projet de chasseur à réaction devait être entouré du plus grand secret, de sorte que Kelly Johnson a décidé de tirer parti de la contrainte de l’espace. Il a loué un immense chapiteau, a emprunté 23 des meilleurs ingénieurs concepteurs et 30 machinistes aux opérations de Lockheed et s’est installé à côté d’une usine de plastique nauséabonde, comptant bien que l’odeur infecte de ses voisins tiendrait les curieux à distance.

Pour le public, l’ensemble évoquait la bande dessinée L’il Abner et « Skonk Works », une usine délabrée des faubourgs lointains d’une petite ville imaginaire d’Al Capp. Dans cette bande dessinée, de nombreux habitants de Dogpatch succombaient chaque année aux fumées toxiques de l’huile de mouffette concentrée, qui était produite et mise en baril quotidiennement à partir de mouffettes mortes et de chaussures usées dans un alambic qui fumait constamment, à des fins qu’Al Capp n’a jamais révélées.

Un jour, un ingénieur a répondu au téléphone en disant « Skonk Works ». Le nom est resté. Au cours des 15 années suivantes, Skonk Works est entré dans le lexique de Lockheed. En 1960, lorsque l’éditeur d’Al Capp s’est opposé à l’utilisation du nom par Lockheed, plutôt que de l’abandonner, Lockheed l’a changé pour Skunk Works et a enregistré tant le nom que le logo et la marque de commerce de la mouffette de bande dessinée, ce qui est devenu le nom d’emprunt du programme de développement avancé de Lockheed.

Depuis ce temps, « skunk works » désigne toute initiative à laquelle participe une équipe d’élite spéciale qui rompt avec la grande organisation pour travailler de façon autonome sur un projet novateur ou secret et dont les tâches consistent habituellement à réaliser une innovation de rupture avec un budget limité et dans des délais très courts. L’expression est même devenue officielle et est définie dans la quatrième édition de l’American Heritage Dictionary of the English Language comme étant « une installation ou un laboratoire d’essais souvent secret destiné à la production de produits novateurs, par exemple dans les secteurs de l’informatique et de l’aéronautique ».

Peut-être est-ce la puanteur qui a amené l’équipe secrète de Kelly Johnson à concevoir et à construire le prototype du P-80 Shooting Star — le Lulu Belle — en seulement 143 jours, soit 37 jours de moins que prévu. Bien que la Deuxième Guerre mondiale ait pris fin avant que le chasseur à réaction ait pu faire ses preuves, Lockheed en a fabriqué près de 9 000 pendant la période qui a précédé la guerre de Corée. Le chasseur P-80, appelé plus tard F-80, a gagné les premiers combats entre chasseurs à réaction dans l’espace aérien de la Corée du Nord.

Compte tenu du succès du projet P-80, la direction de Lockheed a convenu de laisser à Kelly Johnson son équipe de conception et de développement, à condition que les activités de l’équipe ne nuisent en aucune façon à ses fonctions principales d’ingénieur en chef de Lockheed et que son budget reste restreint. Kelly Johnson a choisi individuellement quelques-uns des plus brillants concepteurs et a emménagé dans un immeuble appelé simplement Building 82. Skunk Works est demeuré là jusqu’à son déménagement dans le désert de Mojave de Californie en 1994. Kelly Johnson partageait son temps entre l’usine principale de Lockheed et l’immeuble 82, se concentrant habituellement sur Skunk Works dans la dernière partie de la journée.

« Ces hommes se posaient des questions sur l’avenir des avions commerciaux et militaires et lançaient des idées, écrit Ben Rich. Et si l’une de leurs idées leur valait un contrat pour construire un prototype expérimental, Kelly Johnson empruntait les meilleures personnes qu’il pouvait trouver dans l’usine principale pour accomplir le travail. Ainsi, les frais généraux demeuraient faibles, de même que les risques financiers de l’entreprise. »

L’espace occupé par Skunk Works n’avait rien de luxueux. En fait, Kelly Johnson préférait garder l’endroit aussi dépouillé que possible. Lorsque Ben Rich a été prêté temporairement à Kelly Johnson en 1954, il ignorait qu’il ne repartirait jamais. Dans l’ouvrage Skunk Works, il donne sa première impression de l’endroit en le décrivant comme aussi excentrique que Kelly Johnson lui-même :

L’espace de bureau alloué à Skunk Works était un couloir étroit situé à côté de l’atelier de production principal encombré de perceuses, de presses hydrauliques, d’assemblages de petites pièces, et du vaste secteur d’assemblage qui servait de chaîne de montage. Il y avait deux étages de bureaux étonnamment primitifs et surpeuplés où quelque 50 concepteurs et ingénieurs étaient coincés derrière autant de bureaux qu’une pièce de taille moyenne pouvait raisonnablement en contenir. L’espace était à tel point limité que les dix employés du service des achats de Kelly effectuaient leur travail sur un petit balcon surplombant l’atelier de production. L’endroit était mal aéré et lugubre. Il avait des airs de quartier général de campagne électorale temporaire où toutes les chaises et les bureaux étaient loués et disparaîtraient au lendemain du scrutin.

Toutefois, on n’y percevait aucun sentiment d’éviction imminente. Toute la petite équipe de Skunk Works était formée de jeunes à l’esprit allumé qui ne voyaient aucun inconvénient à travailler dans une cabine téléphonique, au besoin, pourvu qu’ils puissent concevoir et construire des avions. Pour ajouter au caractère excentrique des lieux, lorsque les portes du hangar étaient ouvertes, les oiseaux entraient et montaient jusqu’aux tables à dessin pour nous bombarder en piqué après s’être étourdis en se frappant contre les fenêtres scellées et obstruées en permanence, une mesure de sécurité à laquelle Kelly tenait. Nos petits amis à plumes étaient vraiment agaçants, mais Kelly s’en fichait royalement. Tout ce qui comptait pour lui, c’était notre proximité de l’atelier de production. Un jet de pierre était trop éloigné ; il nous voulait à quelques pas des ouvriers de l’usine, pour que nous puissions rapidement apporter des changements structurels ou modifier des pièces ou répondre à leurs questions.

Le premier projet secret a fixé la norme pour tous les projets de Skunk Works qui ont suivi, dont l’U-2 bomber, le SR-71 Blackbird et le chasseur furtif F-117 Nighthawk. Des conceptions de haute qualité, réalisées en peu de temps avec des ressources limitées, sont devenues la marque distinctive d’un projet Skunk Works.

Kelly Johnson avait trois principes de gestion simples qui s’appuyaient sur une croyance fondamentale unique : ne construisez pas un avion dans lequel vous ne croyez pas. Ses principes : premièrement, il est plus important d’écouter que de parler ; deuxièmement, une décision, même prise au mauvais moment, est préférable à une absence de décision ; et troisièmement, ne vous attaquez pas timidement aux problèmes — prenez-les de front.

Au fil du temps, Kelly a développé 14 règles pour tous les projets Skunk Works comme moyen de mettre en pratique sa philosophie et ses principes de base. La moitié de ces règles (à quelques mots près) peuvent être appliquées à pratiquement n’importe quel projet Skunk Works et prescrivent un cadre robuste pour exercer ses activités dans un environnement innovant :

1. Le directeur d’un projet Skunk Works doit se voir accorder le contrôle quasi total de son programme, et ce dans tous ses aspects. Il doit relever d’un directeur de division ou d’un autre dirigeant de niveau supérieur.

2. Un bureau de projet petit, mais solide, doit être fourni.

3. Le nombre de personnes en relation avec le projet doit être restreint au maximum. Utilisez un nombre réduit de personnes efficaces, de 10 à 25 % des effectifs « réguliers».

4. Les plans doivent être simples et un système de communication des dessins flexible doit être mis en place pour faciliter les changements.

5. Le nombre de rapports nécessaires doit être minime, mais les avancées importantes dans le travail doivent être consignées soigneusement.

6. Le directeur du projet doit avoir l’autorisation de tester son produit final en vol. Il peut et doit le tester lors des phases initiales. S’il ne le fait pas, il perd rapidement sa compétence pour concevoir d’autres appareils.

7. L’accès aux personnes étrangères au projet et au personnel doit être contrôlé par des mesures de sécurité appropriées.

Les sept autres règles visent toutes spécifiquement le travail de Lockheed et d’un contrat de défense militaire.

Ben Rich a adroitement réuni les éléments qui ont permis au programme de Skunk Works de réaliser un nombre record d’innovations de rupture pendant près de 70 ans :

Nous avons offert aux ingénieurs et aux ouvriers de l’usine un environnement pratique et ouvert, forçant les concepteurs à aller dans l’atelier pour voir comment leurs idées étaient converties en vraies pièces et pour apporter les changements nécessaires sur-le-champ.

Nous avons chargé du contrôle de la qualité chaque ouvrier de l’atelier qui concevait ou manipulait une pièce. Tout employé — pas uniquement un superviseur ou un directeur — pouvait renvoyer une pièce qui ne répondait pas à ses normes. Nous avons ainsi réduit le réusinage et les déchets et résidus.

Nous encouragions nos employés à faire preuve d’imagination, à improviser et à essayer des approches non traditionnelles pour résoudre les problèmes, puis nous les laissions travailler librement. En appliquant les méthodes les plus sensées pour concevoir de nouvelles technologies, nous avons gagné énormément de temps et économisé beaucoup d’argent tout en exerçant nos activités dans une atmosphère de confiance et de collaboration tant avec nos clients gouvernementaux qu’entre les cols blancs et les cols bleus de l’usine.

En fin de compte, Skunk Works de Lockheed a démontré les capacités impressionnantes de l’inventivité américaine lorsque les effectifs sont libres de travailler dans des conditions presque idéales. Il s’agit peut-être de notre legs le plus durable, et c’est aussi pour nous une source de fierté impérissable.

Pour réussir, un projet Skunk Works devra toujours pouvoir compter sur un leader solide et sur un milieu de travail où les employés très motivés dominent. La force d’un projet Skunk Works est l’autonomie que lui laisse la direction et l’étroite collaboration au sein de l’équipe et avec leurs clients.

Skunk Works est devenu la norme de facto pour diriger des projets ultrasecrets avec des équipes d’élite spéciales dans les sociétés les plus novatrices du monde. C’est le modèle que Steve Jobs a utilisé pour lancer la division Macintosh d’Apple.

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