Leadership et argent

Publié le 01/01/2009 à 11:36

Leadership et argent

Publié le 01/01/2009 à 11:36

Par lesaffaires.com

C'est la manière dont le leader compose avec l'argent qui corrompt ou bonifie son leadership. Une réflexion de Stephen A. Jarislowsky. 


Au début, le leadership est neutre et l'argent aussi. Comme le premier dépend de l'autre, c'est la manière dont le leader compose avec l'argent qui corrompt ou bonifie l'un et l'autre. Le phénomène se manifeste surtout dans trois domaines où l'argent est le nerf du leadership : le placement, la gestion et la politique. L'alternative y est claire : on peut choisir soit l'émotion, soit la raison. C'est là que la neutralité cesse.

LA RAISON FAIT LA DIFFÉRENCE

Selon qu'il gère ses avoirs froidement ou qu'il laisse les émotions l'emporter sur sa raison dans ses décisions de placement, l'investisseur réussira ou échouera à atteindre ses objectifs à long terme. Pour les dirigeants d'entreprise, la menace la plus dévastatrice, pour eux, pour les employés et pour les actionnaires, est l'appât du gain à court terme, qui les empêche de remplir leur mandat de gestionnaires responsables, de réussir leur vie à hauteur d'homme et d'être pleinement satisfaits le jour où ils contempleront leur vieux reflet dans le miroir, au bout de leur course sur terre. Quant aux politiciens, en règle générale, je les accuse d'avoir détruit l'économie par leurs mesures électoralistes à courte vue et je n'accepte pas que des électeurs tombent dans leurs panneaux en se laissant mener par leurs émotions plutôt que par le gros bon sens le plus élémentaire.

Dans ces trois domaines, placement, gestion, politique, même en religion, comme on l'a vu dans l'histoire et plus récemment depuis le 11 septembre 2001, une décision portée par l'émotion mène, à court terme, à la désillusion et aux abus, ou pire, aux crimes, à l'injustice et à la malhonnêteté. À long terme, elle se traduit par l'amertume et la réprobation sociale. En toutes circonstances, et j'ajouterais y compris dans sa vie personnelle, il faut se fier à la raison qui seule apporte une richesse solide, la satisfaction d'avoir réussi dans ses objectifs de vie et la jouissance d'une sérénité méritée, sans parler de la considération et du respect de ses contemporains. Le leadership fructueux, solide et durable, qui ne se travestit pas en un engouement passager, se déploie nécessairement dans l'univers de la raison, justement parce que l'argent en est le fondement ou l'instrument.

L'HOMME EST UN PRÉDATEUR, JE LE SAIS

Depuis que les caractères cunéiformes de la civilisation sumérienne ont été déchiffrés, nous permettant de remonter dans la nuit des temps, on sait que la nature humaine n'a jamais changé à partir de son apparition sur terre. L'homme est un animal qui pense, tous les philosophes le disent, mais la vie nous prouve qu'il demeure aussi un prédateur, et ce n'est pas la modernité qui va changer cette double nature, ni même l'invention d'Internet qui a pourtant bouleversé beaucoup de comportements. Je me permets aujourd'hui de faire cette affirmation avec force, parce que mon expérience de vie m'a amené à constater, sans l'ombre d'un doute, l'existence de cet inquiétant phénomène. Avec le nom que je porte, l'accent qui module mes mots et l'âge que mon visage affiche sans artifice, on devine, pour utiliser un euphémisme, que je viens de loin, en distance, en temps et en épreuves.

Très jeune, j'ai été mis en contact, en Europe, avec les méfaits d'un leadership destructeur et horrible, fondé sur les forces ravageuses de l'inconscient lorsqu'il est lâché hors d'atteinte de la raison1. Ma famille a été écartelée, bousculée et déplacée sans que personne ne puisse ramener à la raison des chacals voraces aux apparences humaines. Réfugié aux États-Unis, j'ai terminé mon secondaire où ma connaissance de plusieurs langues m'a facilité l'obtention accélérée du diplôme. À seize ans, je me suis inscrit à l'université Cornell en génie mécanique. Je voulais me donner un métier qui me permettrait de gagner ma vie, car j'avais appris à la dure que l'argent est la clé de la liberté, et qu'en cas d'urgence il faut en avoir. C'est parfois une question de vie ou de mort.

À dix-neuf ans, j'ai été mobilisé dans l'armée américaine, où on m'a rapidement accordé ma citoyenneté. Comme je parlais déjà l'allemand, le français, l'anglais et le néerlandais, j'ai été orienté vers les forces de contre-espionnage. J'ai été affecté au Japon, dont j'ai appris la langue, car il était impensable que je retourne de près ou de loin en Europe. J'ai participé aux opérations de dénazification du Japon, ce qui m'a permis d'acquérir des techniques d'investigation qui m'ont servi toute ma vie dans mes recherches sur les valeurs mobilières.

J'ai ainsi été mis en contact avec la civilisation orientale, où les leaders se définissent non pas comme des individus ayant réussi par eux-mêmes, comme traditionnellement dans le monde occidental, mais comme des individus bien en concordance avec leur collectivité, en étant d'abord un exemple pour les autres, au travers de leurs actions aux incidences toujours sociales. Quand on connaît la conception nipponne de l'honneur, on ne s'étonne pas que des P.D.G. d'entreprises ayant échoué dans leurs mandats se fassent hara-kiri.

C'est également à cette époque que j'ai appris à apprécier les oeuvres d'art orientales, où l'émotion qui s'en dégage est avant tout esthétique. L'Asie a d'ailleurs une manière de vivre très civilisée, à la fois rationnelle et esthétique, sans être outrageusement émotive, ce qui ne pouvait que me plaire.

Une fois la paix revenue, je me suis prévalu des programmes de formation offerts aux anciens combattants et j'ai fait des études à l'université de Chicago, en histoire de la culture extrême-orientale, qui me fascinait de plus en plus. J'ai rédigé un essai intitulé On Understanding, dans lequel je tentais de comprendre comment réfléchir et agir en conséquence. Ce travail m'a obligé à aller en profondeur et a fortement influé sur ma vision des choses en général et, étonnamment par la suite, sur ma philosophie en matière de placement, car j'en étais arrivé à la conclusion que pour comprendre quoi que ce soit dans la vie, il faut s'informer, méditer l'information, l'intégrer et décider ce qu'elle signifie et jusqu'où elle peut mener; bref, voir et agir. C'est vrai pour toutes choses, y compris les entreprises dans lesquelles on veut investir.

Puis, j'ai entrepris des études en finance et en gestion à l'université Harvard où je me suis initié à l'univers du placement et où j'ai appris les notions relatives au secteur bancaire et au financement des grandes entreprises. Après avoir travaillé quelques années à Montréal à la société Alcan, dont la dimension internationale m'avait attiré, j'ai dû revenir aux États-Unis pour prendre en main la maison d'édition de livres d'art appartenant à mon beau-père, qui venait de décéder. Mon séjour à New York m'a amené à approfondir encore davantage et la gestion et l'amour de l'art, deux domaines qui m'intéressent toujours à la même hauteur.

De retour au Canada, plutôt que de reprendre mon travail à l'Alcan, j'ai organisé le lancement de petites et moyennes entreprises qui me paraissaient prometteuses et je suivais en même temps mes propres placements. En collaboration avec un ancien collègue, j'ai commencé à publier, à l'intention de maisons de courtage financier, des rapports statistiques sur certaines entreprises. De fil en aiguille, j'en suis venu à fonder ma propre entreprise-conseil en investissement. Je voulais faire cavalier seul en mettant en oeuvre ma propre conception du placement, fondée sur une croissance capitalisée, d'où une grande part de risque est exclue, dans la mesure, évidemment, où c'est possible.

Le reste de l'histoire est connu. Depuis plus de cinquante ans, je dirige Jarislowsky Fraser, une maison d'investissement qui n'a pas trop mal réussi, puisque nous avons maintenant près de 60 milliards de dollars sous gestion. Notre mission est de faire fructifier l'argent de nos clients, dont le nombre s'élève à plus de 7 000 aujourd'hui. Je me suis par ailleurs constitué une fortune personnelle respectable en restant fidèle aux mêmes principes de base dans mes propres placements.

MA NATURE A HORREUR DU RISQUE

Tout au long de ma carrière, j'ai fréquenté beaucoup de dirigeants d'entreprises importantes et de gestionnaires de grands fonds de retraite publics et privés. À titre d'administrateur de nombreuses sociétés, j'ai pu suivre de près les stratégies de croissance, l'évolution des règles de gouvernance et le déroulement plus ou moins houleux d'assemblées générales d'actionnaires. J'ai été témoin, au fil des années, de tous les types de comportement possibles face à l'argent, et de tous les scénarios imaginables et inimaginables pour s'enrichir, de la part de particuliers et de responsables d'entreprises et de dirigeants d'organismes publics et privés.

Je précise tout de go que, pour moi, l'expression «s'enrichir » n'a rien de péjoratif au départ, car la meilleure façon pour une société d'améliorer sa qualité de vie et de hausser la richesse collective passe par la prospérité économique d'individus capables de se constituer une fortune personnelle. Tant mieux s'ils sont de plus en plus nombreux, car leur influence sur le bien-être de la société se fera sentir d'autant plus rapidement. Par contre, en tant que simple citoyen, j'ai eu à déplorer les conséquences inutilement désastreuses de mauvaises décisions gouvernementales visant davantage l'accroissement d'un capital politique partisan que la prospérité économique de tous les contribuables.

J'ai pu constater, en affaires comme ailleurs, que lorsque l'émotion prend le dessus sur la raison, c'est toujours catastrophique. Il est en effet tentant pour le prédateur humain de succomber aux bulles prometteuses, qu'elles soient technologiques, fiscales ou immobilières, en faisant fi des risques que l'on minimise aveuglément ou que l'on écarte du revers de la main. Mais comme le mot l'évoque, toute bulle est destinée à crever, ce qui laisse malheureusement les personnes qui avaient perçu une oasis, là où il n'y avait que mirage, aux prises avec la fausse impression d'avoir été bernées. En fait, ces victimes de la myopie de l'émotion n'ont personne d'autre à blâmer qu'elles-mêmes puisque, ultimement, ce sont ellesmêmes qui ont pris la décision de baser leur fortune sur de l'air. Elles ne m'inspirent aucune compassion.

LES BIENS TERRESTRES

Je soutiens que l'homme est fondamentalement un prédateur parce qu'il est mû par l'acquisition de biens terrestres dont il n'a jamais assez. Toujours à l'affût d'une nouvelle proie, il ne fait pas de quartier. Jusqu'ici, comme je l'ai affirmé précédemment, il n'y a rien de répréhensible à cela. Vouloir accumuler honnêtement de plus en plus de richesses et jouir des plaisirs raffinés que l'on peut se payer est parfaitement normal et justifié. Ce n'est qu'ainsi que les grandes civilisations naissent et progressent. Je suis le premier à apprécier les meilleurs vins que la terre et les bons vignerons nous donnent à déguster. Je ne laisse pas ma place lorsqu'il s'agit d'apprécier les excellents plats asiatiques recherchés dont je suis depuis longtemps friand. On sait à quel point j'aime l'art et les tableaux de maîtres que je collectionne avec ferveur. Contrairement à certaines personnes qui souffrent de culpabilité stérile, je considère, en accord avec le reste du monde (hors Québec où la culpabilité liée à l'argent est désolante!), que profiter personnellement de son argent est bien et bon. Quel mal y aurait-il à goûter aux fruits de son travail, surtout s'il a été dur, honnête, éprouvant et acharné? Il n'y a rien de mal à se faire du bien avec son propre bien, pour paraphraser le dicton.

Le problème est que rares sont les prédateurs humains qui sont capables de résister à la tentation d'emprunter des raccourcis douteux ou de s'engager dans des chemins de traverse, au détriment et aux dépens des autres. Certains en sont tellement conscients qu'ils savent qu'ils n'auront pas la force de résister s'ils sont placés dans des situations propices à cela. Les dévots ne disent-ils pas dans leurs prières : «Notre Père, qui es aux cieux... Ne nous soumets pas à la tentation... »? Ils savent que l'esprit est fort, mais que la chair, qui est le siège de l'émotion, y compris la rapacité, est faible. Ils ne demandent pas à Dieu de les aider à résister à la tentation, mais bien qu'Il l'éloigne d'eux. D'ailleurs, un grand compositeur comme Wagner l'avait bien compris : dans L'anneau du Nibelung, les dieux eux-mêmes sont prêts à toutes les bassesses pour s'emparer de l'or du Rhin. La seule façon de tenir, si l'on omet l'intervention de Dieu pour les personnes qui doutent de son existence, ce qui est mon cas, est de faire taire les émotions et d'en appeler principalement à la raison.

Ce sont les émotions qui mènent aux tentations néfastes, et selon moi, la raison est la seule divinité qui puisse bien servir le prédateur humain en l'aidant à dépasser ses émotions, à canaliser ses désirs vers le long terme et à le rendre honnêtement utile à la société. Le plaisir que procure une telle démarche est une émotion dans laquelle je crois!

L'ARGENT : LE SANG DE LA GUERRE

Certains dictateurs n'ont pas besoin d'argent pour s'emparer des richesses de leur pays. Leur pouvoir va au-delà de l'argent, car ils gouvernent par l'émotion, la crainte ou l'adulation. Ils prennent tout simplement les biens de leurs sujets, manu militari ou autrement, sans demander l'avis de ceux qu'ils spolient de leurs possessions. Ils n'ont aucun scrupule à faire main basse sur les ressources naturelles et à les exploiter pour leur propre profit et celui de leurs complices, sans les partager avec le peuple, qu'ils méprisent souvent, mais dont le travail quotidien et pénible soutient pourtant un minimum d'économie nationale.

Heureusement, à cause de mécanismes démocratiques, dans les pays qui ont adopté un régime capitaliste de libre entreprise, des mesures réglementées font contrepoids aux tentations auxquelles sont soumis les détenteurs du pouvoir en place. En principe, quiconque y travaille fort, en ayant plus de talents ou de chance que ses semblables, peut faire beaucoup d'argent sans que ce ne soit au détriment de personne. Les riches peuvent utiliser librement leur fortune, sans en être inquiétés, à condition de payer leurs impôts en bonne et due forme.

Il faut toutefois rester vigilant, car comme on l'a vu récemment dans l'actualité financière, les organismes de réglementation sont parfois dépassés par le raffinement dans le crime de certains voyous à cravate qui ne se gênent pas pour piger dans les économies de leurs clients ou dans l'avoir des actionnaires des entreprises dont ils ont la charge. Je me fais d'ailleurs un point d'honneur, depuis que ma voix est écoutée, de dénoncer publiquement les comportements inacceptables, non seulement de courtiers ou de P.D.G. sans scrupules, mais aussi de membres de conseils d'administration qui sont complices d'actions malhonnêtes qui vont contre les intérêts des actionnaires, surtout les petits, plus vulnérables. L'injustice me révolte et je ne tolère aucun crime, même ceux qui sont légaux.

Dans l'histoire, on peut trouver de nombreux exemples de leaders politiques qui ont aussi abusé du pouvoir de fascination qu'ils exerçaient sur les foules aveuglées par l'émotion, jusqu'à entraîner des millions de personnes dans des catastrophes d'envergure mondiale. Des figures de pouvoir brut, comme Napoléon, qui avait mené au pas de charge ses fidèles grognards dans tous les pays d'Europe jusqu'à la lointaine Russie, et, plus près de nous, Hitler, qui a entraîné toute une armée dans l'abomination d'assassinats collectifs les plus pervers, avaient besoin de toujours plus d'argent pour financer leurs guerres axées uniquement sur une prise de pouvoir, déferlant sur le monde qui comptait alors, à leurs époques respectives.

Leur soif insatiable de prédateurs purs et durs les poussait à trouver des quantités toujours croissantes d'argent. Ils étaient prêts à saigner leurs semblables, lesquels se laissaient séduire par leur mégalomanie à laquelle ils s'identifiaient. Dans ces deux époques noires, pour ne nommer que celles-là, tout se déroulait dans un univers d'émotions sans entraves, ce qui explique les calamités qui s'en sont suivies. Leur leadership s'abreuvait d'émotion, et l'argent qui les soutenait dans leur oeuvre de destruction ne pouvait qu'être souillé du sang qui les entretenait.

L'ARGENT : LE NERF DE LA VIE ÉCONOMIQUE

Mais rassurons-nous. Tout ce que l'argent touche n'est pas obligatoirement aussi destructeur. Tout leadership n'est pas malsain, au contraire, mais l'argent est toujours nécessaire à tout être humain, même à celui qui veut réaliser de grandes choses.

De tout temps, les plus futés d'entre ces prédateurs pensants se sont aperçus que l'argent est le meilleur moyen d'arriver à posséder le plus de biens terrestres possible. En effet, l'argent peut être comparé au système nerveux du corps humain : il est indispensable non seulement à la vie, mais au bien-être de tout l'organisme. L'argent assure la libre circulation des biens, les échanges entre pays, entre commerçants et clients, entre gouvernements et contribuables. L'argent, qui a remplacé le troc de marchandises, est la monnaie d'échange la plus pratique et la plus juste qui soit entre objets, marchandises et services, de valeurs et de natures différentes. L'argent est l'instrument d'échange le plus efficace et le plus juste qui ait été inventé depuis des siècles. On ne peut donc pas s'en priver.

L'argent est souvent une mesure de la réussite professionnelle. Mais là encore, l'émotion joue un rôle néfaste. La comparaison que fournit la mesure sociale de l'argent peut alimenter la nature prédatrice de l'homme en l'incitant à acquérir toujours plus d'argent et de biens, non pas pour simplement répondre à ses besoins, à ceux de sa famille et à ceux de sa collectivité, mais pour prouver sa réussite, comme on exhibe un trophée. Il veut égaler en richesses ses voisins, ses collègues, des membres de sa famille ou encore, à un certain niveau, d'autres personnes riches et célèbres mondialement. Les besoins personnels ou familiaux n'entrent pas en ligne de compte, car même pour les plus riches, il y a des limites à se trouver des désirs non satisfaits. Pour certains, lançons un chiffre au hasard, cent millions de dollars ne sont pas assez si quelqu'un d'autre, oeuvrant dans la même sphère d'activité dans des conditions comparables, vaut deux cents millions. Il faudra coûte que coûte qu'il l'égale. Il n'y a pas de fin à cela : même avec une fortune de un milliard de dollars, il se trouve au monde plus de mille personnes qui en possèdent autant et par rapport à qui se situer.

À ces niveaux, la comparaison n'a alors rien de rationnel. Elle va aux tripes, puisqu'elle touche aux points sensibles des émotions, et non au bien-fondé des dépenses à engager par nécessité, par luxe ou par goût. C'est là qu'on pourra être tenté de prendre des raccourcis malhonnêtes afin, tout bêtement, de tenir son rang, qu'on veut toujours plus haut.

LE LEADERSHIP DE NATURE RELIGIEUSE

Le phénomène des comparaisons matérialistes s'est dramatiquement amplifié depuis l'arrivée d'Internet, qui augmente la quantité d'informations sur tout, y compris sur la rémunération de hauts dirigeants, sur l'envergure des grandes fortunes de ce monde et sur l'opulence des décors et des plaisirs plus ou moins fastueux dont ces nouveaux «riches et célèbres» font volontiers étalage. Des reportages présentés sur le Web, à la télévision ou dans des magazines de type life style (plaisirs de vivre, dit-on élégamment en français) servent de plus en plus à alimenter ces comparaisons néfastes qui, au lieu de donner le plaisir de pouvoir apprécier la réussite, ne font qu'attiser l'envie et favoriser l'éclosion d'une nouvelle religion : celle du consumérisme.

On trouve maintenant des «papes» de la richesse qui veulent figurer dans la fameuse liste des «10 plus grandes fortunes de la planète». La nouvelle religion compte aussi ses prédicateurs, qui publient à la tonne des recettes de succès aussi farfelues et magiques que prétendument secrètes, allant même jusqu'à affirmer, par exemple, que le fait de lancer un souhait dans l'univers suffit pour qu'il se réalise. Si on veut être millionnaire un jour, on n'a qu'à se le répéter heure après heure, pour que les dollars affluent sans avertissement dans son compte en banque, sans qu'on ait à lever le petit doigt.

La nouvelle religion, le consumérisme, qui se répand à la vitesse grand V sur toute la planète, compte également des prêtres et des missionnaires, disséminés partout dans les grandes places commerciales. Les propriétaires de commerce, les vendeurs et les publicitaires vantent d'une seule voix, et en échos de renforcement, les joies de posséder de plus en plus de biens terrestres. Ces derniers définissent l'identité et la valeur des personnes. Le prédateur humain, transformé en adepte du consumérisme, devient à son tour la proie d'autres prédateurs encore plus futés que lui. Là aussi, c'est uniquement la raison qui peut faire échouer des stratégies de mises en marché stratégiquement basées sur l'émotion. On ne compte plus les faillites personnelles douloureuses, qui détruisent des vies et des familles, à cause de l'efficace propagation de cette nouvelle religion.

LE LEADERSHIP DÉTOURNÉ

On connaît mes prises de position sur les rémunérations outrageantes que certains P.D.G. se voient verser, avec la complicité de membres de conseils d'administration complaisants. Lorsque la rémunération d'un dirigeant équivaut à 100 fois le salaire moyen de ses employés, cette situation me pose un problème d'éthique. Quant aux primes sous forme d'options d'achat d'actions, j'entretiens de sérieuses réserves à leur égard, pour trois raisons fondamentales : c'est injuste pour les employés, c'est inéquitable envers les petits actionnaires et c'est tout simplement désastreux pour la croissance de l'entreprise.

À mon avis, il faut revoir de fond en comble le système d'options pour hauts dirigeants à titre de rémunération. En soi, il constitue exactement le genre de tentation à laquelle personne ne peut résister. Lorsqu'une décision de gestion entraîne des conséquences sur le cours d'une action à court terme, correspondant, comme par hasard, au moment où le P.D.G. songerait à lever ses options d'achat, on peut se douter de quel côté le décideur penchera : ce n'est pas le bien de l'entreprise qui passera en premier, mais plutôt son intérêt à court terme. N'oublions pas que, par nature, l'homme est un prédateur, et que lorsqu'il est placé devant une tentation, il ne peut résister.

Du point de vue du leadership d'affaires, le système des options pour P.D.G. fausse les priorités. Ce dont une entreprise a besoin, ce n'est pas d'un dirigeant cupide pour luimême, mais d'un gestionnaire qui consacre ses énergies à la croissance des profits de l'entreprise pour tous les employés et pour tous les actionnaires, et non seulement pour lui-même. Il doit y avoir un lien de confiance entre les dirigeants et les employés pour qu'en fin de compte les actionnaires y trouvent un rendement satisfaisant pour leur placement.

Le leadership d'affaires, qui se déploie dans l'entreprise, doit être inspiré par une évaluation rationnelle des occasions de croissance, des investissements à engager dans telle ou telle activité, en fonction d'une stratégie établie au regard de la meilleure situation financière possible pour l'entreprise. Si le P.D.G. est soumis à la tentation des options, il y a de fortes chances pour que son sens de la décision soit biaisé par la considération de ses propres intérêts plutôt que par la prise en compte du sort de l'entreprise. Le lien de confiance, fondamental pour le leadership de tout haut dirigeant, entre lui, les employés et les actionnaires est brisé, et détourné des fins stratégiques que la société attend de lui.

Les options pour P.D.G. ne sont pas les seules tentations qui incitent certains gestionnaires à adopter un leadership dévoyé. Les derniers scandales nous fournissent des exemples aussi désolants que spectaculaires de dirigeants véreux qui n'ont pas résisté à l'appel de l'appropriation indue de l'argent de petits actionnaires ou d'épargnants sans recours, qui leur faisaient confiance. Voilà des injustices qu'il faut dénoncer sur la place publique. C'est un rôle que j'ai accepté de jouer parce que, comme fiduciaire d'épargnants et d'investisseurs, je me sens la responsabilité de faire valoir leurs droits. C'est pourquoi, lorsque je décide d'investir dans une entreprise, mes critères d'évaluation sont systématiquement établis en conséquence, et je n'y déroge pas.

LE LEADERSHIP POLITIQUE

Comme pour les P.D.G. d'entreprise, mais pour d'autres raisons, il est difficile pour un politicien d'exercer un leadership durable, qui vise à long terme le bien-être des citoyens et l'établissement d'une société véritablement juste, où le niveau de vie soit constamment à la hausse grâce à une économie saine. Le système démocratique veut que les hommes et les femmes politiques se fassent élire. Pour ce faire, il faut qu'ils soient aimés et adulés, qu'ils soient télégéniques et souriants, qu'ils plaisent. Bref, qu'ils soient capables de jouer habilement avec les émotions.

Bien sûr, ils doivent en principe être compétents, proposer des objectifs et un programme en apparence réalistes. Mais on a vu au cours d'élections récentes que certains d'entre eux ont fait des promesses impossibles à tenir ou encore porteuses de situations potentiellement désastreuses sur le plan économique. Les «vagues» d'électeurs entraînés dans un razde- marée émotif se reproduisent chaque fois, sans que la réalité objective sache s'imposer dans l'imaginaire des électeurs éblouis.

En politique, les raccourcis tentants de l'émotion se présentent sous forme de promesses électoralistes qui annoncent des lendemains meilleurs et qui font rêver, mais dont le seul mince mérite est d'éloigner des problèmes concrets qui minent le quotidien. Rares sont les politiciens qui ont le courage de brosser un portrait réaliste de la situation, d'annoncer, s'il le faut, la mise en place de mesures difficiles et qui ont le talent de convaincre l'électeur de voter pour eux en faisant appel à sa raison. On est même étonné lorsque des premiers ministres tiennent leurs promesses. C'est tout dire!

Je blâme par contre les électeurs qui répètent, de scrutin en scrutin, les mêmes erreurs de jugement faussé par l'émotion envers de mauvais leaders. Comme les investisseurs qui ont été éblouis par la bulle technologique du début des années 2000, et, je le crains, par la bulle immobilière qui sévit actuellement aux États-Unis, je n'ai aucune compassion pour eux, puisqu'ils ont exercé leur choix d'une façon totalement libre, sauf que je subis les conséquences de ces coups de coeur mal placés. C'est la raison pour laquelle je dénonce haut et fort, pour moi et pour mes clients qui adhèrent à ma philosophie de placement, ce comportement irrationnel.

L'ÉMOTION CONCENTRÉE SUR L'ART

Mes propos pourraient laisser croire que, pour moi, l'émotion est à proscrire du leadership et de la vie humaine. Je m'empresse à ce point-ci d'affirmer qu'au contraire je sais pertinemment que les émotions font partie de la richesse de l'expérience humaine, mais, permettez-moi d'insister, à condition d'être conscient des balises dont on doit les entourer.

Le seul domaine où je laisse libre cours à mes émotions est l'art, sous toutes ses formes, et dont je ne pourrais me passer. En particulier les tableaux, qui sont pour moi des confidents parfaits : ils sont à l'écoute de ce qu'ils m'inspirent lorsque je les regarde et ils acceptent sans sourciller tout ce que je peux ressentir à leur contact; ils me comprennent, ils ne me briment jamais, ils ne posent pas de questions et ils n'exigent rien en échange de mon affection. Lorsque la tentation de l'émotion se présente dans d'autres dimensions de ma vie et menace la souveraineté de la raison dans ma prise de décision, je me réfugie dans l'art, qui m'aide à relativiser les choses. La contemplation d'oeuvres d'art me permet de situer mes priorités dans le bon ordre. Elle me replace dans le chemin de la raison, qui, elle non plus, ne me déçoit jamais lorsque je lui suis fidèle.

J'espère que ces quelques remarques fourniront des pistes de réflexion aux leaders d'aujourd'hui, quels que soient leurs domaines de pratique, et qu'elles sauront surtout inspirer ceux de demain. Je souhaite que ceux-ci se réfèrent, comme je l'ai fait toute ma vie, à Aristote. Selon ce grand penseur de l'Antiquité, le bonheur ne se trouve jamais dans les extrêmes, mais plutôt dans le milieu, dans la modération et dans l'équilibre, ce qui vaut pour les émotions, pour la raison comme pour toutes les autres choses, plaisirs compris, puisque c'est ce qui distingue l'homme de l'animal.


Cet article a paru dans la revue Gestion à l'automne 2008.

 

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