La force du nombre

Publié le 07/05/2010 à 14:00

La force du nombre

Publié le 07/05/2010 à 14:00

Par Premium

Pour résoudre des problèmes complexes ou trouver des idées originales, des entreprises décuplent le potentiel de leurs employés en faisant appel à des communautés d’experts indépendantes.

Si vos employés les plus brillants se réunissent afin de résoudre des problèmes ou développer de nouvelles idées, la meilleure chose à faire est de leur laisser carte blanche, n’est-ce pas ? Détrompez-vous. Il existe une méthode encore plus efficace, qui consiste à inciter ces mêmes employés à réfléchir de manière informelle avec de nombreux experts, et plus précisément avec des communautés d’experts indépendantes.

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Le phénomène n’est pas nouveau, mais il va croissant. Au début des années 1990, une poignée d’ingénieurs d’une société d’hydrotechnique de Londres a commencé à organiser chaque semaine des rencontres informelles avec des experts pour discuter de la conception de nouveaux systèmes de traitement de l’eau. Ces réunions étaient si intéressantes qu’elles ont rapidement attiré de plus en plus de gens passionnés qui se regroupaient autour de tables, comparant des données, partageant leur savoir-faire et discutant de systèmes susceptibles d’améliorer le fonctionnement des réseaux locaux de distribution de l’eau. La communauté d’experts a vite obtenu des résultats : ses membres ont notamment découvert de nouvelles façons de réduire les coûts d’opération d’un système déjà en place près de Londres.

Cela étant, ce réseau informel a fini par se dissoudre. Au début, on a craint qu’à trop encadrer ce groupe, on allait décourager la collaboration. Cependant, en fin de compte, c’est justement le manque même de structure au sein de cette communauté qui l’a condamnée. En effet, ses membres se sont mis à se servir de plus en plus d’Internet pour communiquer entre eux et pour échanger des tonnes de données, les ingénieurs de la société d’hydrotechnique n’ont plus eu de temps à consacrer aux réunions et les liens entre ces personnes se sont effrités au point de disparaître. Aujourd’hui, cette communauté s’est évanouie et, avec elle, les espoirs de générer d’autres idées originales.

S’inspirant de cette expérience, des entreprises ont décidé de recourir à des communautés d’experts indépendantes pour encadrer le travail de leurs employés. Un cas exemplaire : Fluor, une entreprise spécialisée dans la construction et le génie, qui a carrément changé la structure de son organisation pour donner la priorité aux communautés en matière de recherche et développement. Quand une équipe chargée de projets est mise en place, elle est automatiquement assistée par au moins une communauté d’experts indépendante. Aujourd’hui, Fluor fait appel aux services d’une quarantaine de communautés, profitant ainsi de l’expertise de quelque 24 000 membres actifs. Ces communautés fournissent une quantité impressionnante de services, qui vont de l’analyse des méthodes de travail aux conseils sur certains points techniques en passant par la rédaction de documents spécialisés. C’est bien simple, chez Fluor, les communautés d’experts constituent la première et la meilleure source de connaissances techniques.

Voyons comment tout ça fonctionne concrètement. Récemment, une équipe de Fluor spécialisée dans la décontamination nucléaire devait installer une barrière de terre sur une aire de drainage autrefois utilisée pour éliminer des eaux résiduelles radioactives. Les autorités chargées de la réglementation environnementale avaient toutefois statué que Fluor devait d’abord trouver un puits creusé 30 ans auparavant afin de le sceller. Ce puits, qui s’était effondré depuis qu’il avait été encavé, devait être bouché pour empêcher toute contamination de la nappe phréatique. Le hic, c’est que personne ne savait où il se trouvait, ni même s’il avait vraiment existé, d’autant plus que l’utilisation d’un géoradar pour sonder le sol n’avait pas permis de le repérer. Fallait-il alors remuer toute la terre, à un coût astronomique, et risquer de plus que les ouvriers soient exposés aux radiations ?

La solution au problème est venue de la communauté d’experts. Un de ses membres a suggéré de recourir à une technologie autre que celle du géoradar utilisée dans une industrie différente. On a alors facilement retrouvé le puits. Bien sûr, n’importe quel ingénieur peut consulter ses collègues, mais les communautés qui se mettent au service de Fluor offrent aux employés de cette société un réseau mondial d’expertise et de relations qu’aucun individu ne serait en mesure de développer ou d’entretenir.

La meilleure façon de former des communautés

À la différence des groupes indépendants et autogérés qui existaient il y a quelques années, les communautés doivent aujourd’hui être structurées. La conception et l’intégration de communautés efficaces sont régies par quatre principes :

1. Confiez-leur des missions importantes: La compagnie pharmaceutique Pfizer mène toujours de front quelque 200 projets de conception de médicaments. Ceux-ci se trouvent à des stades de développement différents, sont menés dans plusieurs pays et font appel à des procédés distincts. Or, quel que soit le projet, le coeur du problème, c’est la sécurité : il faut assurer à tout prix l’innocuité de tous les médicaments. Du coup, les équipes chargées de projets sont systématiquement assistées de communautés, si bien que 20 % des responsables de la sécurité sont en relation constante avec les membres de celles-ci.

Chez Pfizer, il y a neuf conseils de sécurité, dont la mission consiste essentiellement à aider les équipes de projets à traiter les dossiers qui concernent les organes vitaux du corps humain (coeur, foie, etc.). Chaque conseil compte en moyenne une douzaine de membres – tous des experts dans leur domaine – qui sont là soit parce qu’ils ont demandé à y être, soit parce qu’ils ont été nommés par la haute direction. Les conseils sont « les organes consultatifs les plus importants en matière de sécurité », selon Tim Anderson, chef du service, recherche et développement, sécurité.

Il y a aussi une douzaine de communautés composées de membres volontaires qui ne sont soumis à aucune restriction. Ceux-ci se concentrent sur des dossiers techniques (amélioration des pratiques en laboratoire, réflexion sur les nanotechnologies, etc.). Par exemple, les experts d’une communauté peuvent être amenés à analyser d’innombrables données de recherche dans l’optique d’économiser des mois de travail aux scientifiques de Pfizer. Ils peuvent également être mis à contribution dans des dossiers plus sensibles, comme ceux qui sont liés à la sécurité. C’est ce qui est arrivé un jour quand un conseil a proposé d’utiliser de nouveaux procédés de dépistage biologique pour déterminer si on pouvait appliquer à des êtres humains les résultats d’une recherche sur des animaux. La suggestion a été soumise à l’analyse d’une communauté, puis a été finalement retenue, ce qui a permis de passer aux essais cliniques beaucoup plus rapidement que d’habitude.

De leur côté, les Nations Unies ont créé 12 communautés pour étudier de graves problèmes sociaux et économiques en Inde, comme la nutrition, l’éducation et la prévention du sida. Chacune de ces communautés d’experts compte de 3 000 à 4 000 membres. « Le programme Solution Exchange permet un échange de savoirs sans pareil, car il transcende les barrières institutionnelles et établit un dialogue fructueux entre des personnes qui n’auraient autrement aucune chance de se parler », dit Maxine Olson, ancienne coordonnatrice résidente de l’équipe de l’ONU formée pour aider l’Inde.

Les échanges vont au-delà des avis que les experts donnent aux personnes sur le terrain. Les communautés font aussi office de service de recherche et développement. Ainsi, quelqu’un peut soumettre une idée susceptible de mieux répondre aux besoins des Indiens, et les experts se chargent ensuite de réfléchir à la pertinence de celle-ci. Un exemple : la suggestion d’offrir dans des écoles rurales des repas du midi faits à partir de légumes produits par des cultivateurs locaux, sachant qu’un repas indien typique ne fournit que 10 % de l’apport minimal en vitamines et en minéraux ; une communauté s’est penchée sur la question, et sa réflexion l’a amenée à proposer d’aller encore plus loin et d’encourager les cultivateurs à aider les enfants à installer leur propre potager, ce qui a été réalisé avec succès dans une région du sud de l’Inde.

2. Fixez-leur des objectifs précis: Contrairement à ce qu’on pourrait croire, donner une mission et un cadre d’intervention à une communauté ne freine pas sa réflexion, mais la dynamise. Cela lui donne sa raison d’être et favorise l’engagement de chacun des membres. L’important, c’est d’officialiser la contribution des communautés dans l’entreprise.

À la pétrolière ConocoPhillips, les communautés travaillent sous l’autorité d’équipes qui ont pour responsabilité d’apporter des améliorations dans des domaines précis, comme la production de pétrole et de gaz. Composées de 8 à 10 cadres supérieurs, ces équipes ont des objectifs ambitieux mais mesurables, comme la réduction du nombre de barils de pétrole non récupérés. Chaque communauté est partiellement responsable de l’atteinte de l’objectif global et doit mesurer les progrès réalisés. Ainsi, quand ConocoPhillips a voulu accroître le rendement de ses puits à l’échelle mondiale, une équipe a formé une communauté consacrée à l’optimisation des puits, laquelle a découvert comment réduire de 10 % par an les pertes imprévues attribuables à de l’équipement déficient.

3. Assurez un suivi rigoureux: Pour être bien intégrées à l’entreprise, les communautés doivent entretenir des relations solides et officielles avec la haute direction. Un cadre supérieur peut ainsi être nommé responsable d’une communauté particulière, à condition de bien comprendre la raison d’être de celle-ci, de reconnaître la valeur de son travail et de lui apporter toute son attention. Les communautés de Pfizer sont supervisées par deux cadres supérieurs, qui rencontrent les leaders de celles-ci tous les six mois, entre autres pour fournir de la rétroaction et pour évaluer la contribution et les besoins des uns et des autres.

4. Motivez vos cadres supérieurs: Les efforts d’une communauté seront vains si le cadre supérieur chargé d’entretenir un lien avec celle-ci se désintéresse de sa mission ou perd ne serait-ce qu’une petite partie de sa motivation. C’est d’ailleurs ce qu’a clairement remarqué l’ONU à propos de son programme Solution Ex-change : la participation d’une communauté décli-nait quand un chef de bureau local très motivé était remplacé par un cadre qui l’était moins.

Chez Schlumberger, un fournisseur de services dans le secteur pétrolier, chaque communauté est encadrée par un haut dirigeant. On demande à ce dernier de pousser les membres de la communauté à participer le plus possible aux projets de l’entreprise. Ainsi, un cadre qui gérait une communauté spécialisée dans les sciences de la terre s’est vu confier six défis très ambitieux. L’un d’eux consistait à publier dans des revues prestigieuses une série d’articles scientifiques mettant de l’avant les recherches menées au sein même de Schlumberger. Cela a été possible grâce à la contribution de la communauté.

Comment maximiser l’apport des communautés

Pour que le travail d’une communauté soit véritablement bénéfique à une entreprise, il convient d’accroître son efficacité en appliquant les principes suivants :

Accordez du temps à vos cadres: Souvent, les cadres supérieurs se plaignent de ne pas avoir assez de temps pour gérer la communauté dont ils ont la responsabilité. Ils perçoivent cette tâche comme « supplémentaire » et ont tendance à n’y consacrer que leurs heures perdues. De fait, le temps généralement voué à une communauté fluctue beaucoup d’une entreprise à une autre. Cela peut aller d’une demi-journée par semaine à l’embauche d’un employé à temps plein.

Pour remédier à ce problème, il faut intégrer la gestion de la communauté dans les descriptions de postes et dans l’évaluation de rendement des cadres. Chez Schlumberger, la gestion à temps partiel d’une communauté fait partie des objectifs de travail des cadres supérieurs et fait l’objet d’une évaluation trimestrielle.

Formez des leaders de communauté: Une communauté est plus efficace si elle a des leaders. Dans les communautés de Schlumberger, ceux-ci sont élus annuellement par les membres. Les nouveaux leaders doivent suivre un programme de formation, histoire d’apprendre à trouver rapidement des informations utiles, à recruter de nouveaux membres ou encore à orienter judicieusement la réflexion du groupe.

La société ConocoPhillips fait de même. Les nouveaux leaders sont invités à participer à un camp d’entraînement qui leur permet de rencontrer des cadres supérieurs de l’entreprise et de bien comprendre ce qu’on attend d’eux (attribution des objectifs, mobilisation des membres, etc.).

Organisez des rencontres conviviales: Il y a une décennie, on croyait que créer une communauté d’experts constituait un bon moyen d’accroître les connaissances de l’entreprise, et ce, à moindres frais. Bien entendu, cette vision n’a plus cours. Pour qu’une communauté soit efficace, il faut organiser des réunions physiques - et non virtuelles - qui sont autant d’occasions de nouer des liens véritables entre les membres de la communauté et les employés de l’entreprise.

Ainsi, au cours de ces rencontres, Schlumberger organise à l’interne un concours entre les différentes communautés. Les réalisations des unes et des autres sont mises en compétition, et c’est celle qui a été la plus bénéfique à l’entreprise qui remporte le gros lot (sous forme de sommes d’argent remises par le PDG).

Toujours miser sur la simplicité: La plupart des communautés n’ont pas besoin de technologies complexes pour communiquer. Elles peuvent se contenter de forums confidentiels sur le Web, d’une bibliothèque virtuelle et d’espaces pour des réunions en ligne.

Quand les communautés de praticiens ont commencé à prendre forme, on croyait qu’elles permettraient la mise en commun de connaissances et de pratiques exemplaires à très peu de frais. On pensait aussi qu’elles sauraient s’organiser et se renouveler de façon relativement autonome. Avec le temps, on s’est aperçu qu’elles demeurent plus efficaces et moins coûteuses que d’autres ressources organisationnelles, tout en exigeant moins d’encadrement, mais il ne faut pas se leurrer : elles doivent être structurées et encadrées pour donner des résultats tangibles à long terme.

D’ailleurs, bien que les technologies de l’information facilitent la collaboration à l’échelle mondiale, elles ne suffisent pas, à elles seules, à générer des résultats concluants. Pour intégrer les communautés à une organisation, il faut établir des priorités et des objectifs, et veiller à ce que la direction en assure la supervision. Et il faut voir à ce que ces communautés fonctionnent de façon suffisamment efficace pour ne pas abuser de la disponibilité restreinte des experts qu’elles regroupent.

Distinguer les «communautés» des «équipes»: Comme toute équipe, les communautés doivent se voir assigner des leaders et des objectifs. Elles ont également des obligations de rendement en ce qui a trait aux résultats, mais elles se différencient des équipes sur le plan de :

1. La vision à long terme. Les communautés sont responsables du développement à long terme d’un ensemble de connaissances ou encore d’une discipline particulière, même quand on leur a fixé des objectifs annuels. Les équipes, elles, se concentrent sur un livrable spécifique.

2. La collaboration entre pairs et la responsabilité collective. Les leaders d’une communauté donnent une direction à celle-ci, mettent les membres en relation les uns avec les autres et facilitent les discussions, mais n’exercent aucune autorité.

3. L’expansion délibérée des réseaux. Quand ils affrontent des problèmes techniques peu courants ou particulièrement difficiles, les professionnels consultent habituellement leurs pairs afin d’obtenir de l’aide. Les communautés cherchent volontairement à accroître les ressources internes et externes ainsi que le nombre d’experts auxquels leurs membres peuvent faire appel.

4. La gestion du savoir. En règle générale, les équipes n’ont pas la responsabilité d’organiser et de documenter ce qu’une société a appris dans un domaine particulier ; elles se concentrent plutôt sur un problème donné. Les communautés, elles, gèrent les connaissances accumulées dans leur domaine en vue de résoudre des problèmes qui n’ont pas encore été soulevés.

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