Bouder le virage vert

Publié le 18/11/2011 à 00:00, mis à jour le 18/11/2011 à 10:50

Bouder le virage vert

Publié le 18/11/2011 à 00:00, mis à jour le 18/11/2011 à 10:50

Par Premium

Quantité de chefs d’entreprise font la sourde oreille dès qu’on parle de développement durable. Pourquoi ? Parce qu’ils s’imaginent que cela va leur occasionner des frais pharaoniques sans guère de retour sur l’investissement. Une lourde erreur, selon Armory Lovins.

Une entrevue réalisée par Michael S. Hopkins, MIT Sloan Management Review

Armory Lovins est un écologiste américain qui a reçu le prix Nobel alternatif en 1983. À la fois scientifique, entrepreneur et stratège, il est à même d’indiquer comment les entreprises pourraient saisir les occasions qu’elles ont manquées jusqu’à présent en matière de développement durable. C’est d’ailleurs ce qu’il fait depuis des décennies, notamment par l’entremise d’ouvrages avant-gardistes comme Natural Capitalism – Creating the Next Industrial Revolution.

Lorsque des dirigeants d’entreprise vous demandent ce que vous entendez par « développement durable », que leur répondez-vous ?

La question ne se pose pas, car je n’utilise pas ce terme.###

Que dites-vous alors ?

J’utilise d’autres termes. Les gens donnent tellement de sens différents à « développement durable » que celui-ci n’est plus d’aucune utilité. On dénombre plusieurs définitions standard (Rapport Brundtland, Forum for the Future, etc.), mais aucune n’a recueilli un large consensus.

Toutefois, dans votre question se cache le fond du problème : l’idée selon laquelle on peut tirer un net avantage concurrentiel à faire des affaires en combinant harmonieusement les besoins de la nature et ceux des êtres humains. Autrement dit, le capitalisme n’est plus une simple utilisation productive du capital et un réinvestissement dans celui-ci, le capital étant alors perçu sous son aspect financier et physique, à savoir l’argent et les produits. Aujourd’hui, le capitalisme est davantage une utilisation productive des deux types de capital les plus importants, les êtres humains et la nature, et un réinvestissement dans ceux-ci. Bref, si vous jouez franc jeu, en utilisant les quatre types de capital, vous faites plus d’argent et plus de bien, tout en ayant plus de plaisir.

Pourquoi votre point de vue ne rallie-t-il pas l’opinion ?

À mon avis, la plupart des gens n’ont qu’une vague connaissance des notions économiques, qui leur ont été mal enseignées, et présument que les marchés sont parfaitement efficaces. Selon eux, si les mesures réclamées par les partisans du développement durable étaient rentables, cela se saurait depuis longtemps et elles auraient été adoptées depuis belle lurette. Mais penser ainsi revient à écarter l’idée qu’une innovation peut prendre du temps avant d’émerger véritablement.

Cela me rappelle la blague du type qui dit à un économiste : « Regarde, il y a un billet de 20 $ sur le trottoir », et l’économiste de répondre : « Impossible. Si c’était vrai, quelqu’un l’aurait déjà ramassé… »

C’est ça. En fait, dans toutes les usines, le sol est tapissé de billets de 10 000 $. Ils nous arrivent aux chevilles et débordent de nos bottines, et pourtant, nous refusons de les voir parce que nous n’y croyons pas.

Pourquoi les gens ne ramassent-ils pas cet argent ? Qu’est-ce qui retient les entreprises de saisir ces occasions qui, d’après vous, ne présentent aucun désavantage ?

Eh bien, cela demande de la réflexion, ce qui est exaltant pour les uns et pénible pour d’autres. Cela force aussi à changer des habitudes, et donc à faire preuve de patience et de minutie. Au fond, c’est la même problématique que lorsqu’on doit innover : cela requiert beaucoup de travail, d’efforts, d’attention, d’ouverture d’esprit, etc. Et la réussite ne se concrétise pas du jour au lendemain. Il ne suffit pas de diffuser une note de service qui fait l’apologie de bonnes pratiques à adopter pour qu’elles le soient.

Souvent, ce qui freine les dirigeants d’entreprise, ce sont les coûts entraînés par ces changements. Que pensez-vous de cet argument ?

À ceux qui lisent Natural Capitalism [gratuit sur le site Web Natcap.org] et qui ne voient toujours pas la lumière, je propose de passer une journée avec eux pour examiner la manière dont se fait le travail dans leur usine ou leurs bureaux. Des choses très intéressantes peuvent alors se produire. Par exemple, Dow Chemical n’a-t-elle pas récemment investi un milliard de dollars afin d’économiser 9 milliards de dollars en énergie ? De façon similaire, United Technologies a réduit sa consommation d’énergie de 45 % en 5 ans. Pourtant, au départ, personne n’aurait osé dire que ces entreprises étaient mal gérées…

En fait, il ne s’agit pas de se demander si on a assez d’argent pour réaliser des économies ; il est toujours possible de trouver de l’argent, une fois que l’investissement est justifié.

Quelles sont les premières étapes à suivre pour entreprendre de tels changements ? Par quoi doit-on commencer ?

Souvent, par l’efficacité énergétique, dans les immeubles, dans le processus de production, ou encore dans le parc automobile, s’il y a lieu. C’est l’élément clé du premier principe de Natural Capitalism. Le deuxième principe vise à imiter la nature, c’est-à-dire à faire en sorte que l’entreprise s’insère mieux dans son écosystème : celle-ci doit chercher à boucler la boucle sans produire de déchets ou de substances toxiques. Les virages ainsi occasionnés sont à la fois encouragés et récompensés par le troisième principe, qui est le modèle d’affaires dit d’« économie des solutions ». Enfin, de bonnes occasions se présentent à certaines entreprises lorsqu’elles suivent le quatrième principe : réinvestir une partie des profits réalisés dans les types de capital les plus fragiles, en particulier celui de la nature.

De quoi les entreprises ont-elles besoin pour s’assurer de la réussite de cette démarche ?

Tout d’abord, les entreprises doivent mesurer et concilier les flux physiques (« entrants » et « sortants », comme l’énergie, l’eau et certaines autres ressources), de façon à connaître leur utilisation et leur coût. Puis, elles doivent instaurer une nouvelle culture d’entreprise, axée sur la mesure, la curiosité et la prise de risques intelligente. Elles doivent aussi comparer l’efficacité des produits et des processus de production avec les minimums théoriques. Il ne s’agit surtout pas de faire ici la comparaison avec l’efficacité des concurrents, mais de viser le zéro déchets, voire le zéro muda [forme de gaspillage élaborée qui a été décrite par Toyota]. Dans de nombreuses usines dont l’exploitation fait la fierté de leur propriétaire, on peut découvrir, dès qu’on y entre, de 50 à 75 % d’économies qui n’attendent qu’à être réalisées.

Quels sont donc les principaux écueils à éviter ?

La plupart des dirigeants présument que l’énergie et les autres ressources seront utilisées de façon optimale sans être vraiment mesurées et sans désigner de responsables des opérations. Faux. La plupart d’entre eux pensent aussi que leur personnel est assez bien formé pour amorcer le virage vert. Faux encore. La liste des idées fausses est longue…

Quels bénéfices concrets peut-on espérer ?

Un exemple… Des bureaux à haute efficacité — où on peut voir ce qu’on fait, s’entendre penser, se sentir à l’aise, profiter d’un air pur… — permettent d’accroître la productivité des employés de 6 à 16 %. Autre exemple : des magasins de détail qui ont un éclairage naturel augmentent de 40 % l’envie d’acheter. L’éclairage naturel accroît même la vitesse d’apprentissage, de 20 à 26 %, dans les écoles primaires et secondaires.

Les bureaux à haute efficacité génèrent-ils vraiment une productivité jusqu’à 16 % supérieure ?

Tout à fait. Dans un bureau ordinaire, on paie jusqu’à 164 fois plus pour la main-d’œuvre que pour l’énergie. Dès lors, si on trouve un moyen d’obtenir un gain de productivité de la main-d’œuvre de 0,6 %, cela couvre la facture d’énergie. Et là, grâce à une économie de 6 à 16 %, vous réalisez vraiment des gains.

Peut-on s’attendre à d’autres sortes de gains ?

Bien entendu. Quiconque se lance résolument dans un virage vert accroîtra la motivation et la fidélité de ses employés, et attirera même de jeunes talents qui accordent de l’importance aux valeurs environnementales et sociales. Aujourd’hui, c’est la guerre pour embaucher des personnes talentueuses. Il est donc primordial d’afficher une image séduisante.

Prenons le cas de Walmart, une entreprise à laquelle on ne pense pas spontanément quand il s’agit de jeunes talents, vu que la multinationale n’oeuvre pas dans un secteur attrayant comme la technologie ou la finance. Pourtant, elle tire très bien son épingle du jeu, car elle se présente comme une entreprise responsable en matière d’environnement, de bien-être de la collectivité, et même de santé familiale. L’un des dirigeants responsables du virage vert de Walmart me confiait d’ailleurs l’an dernier : « Cela dépasse nos rêves les plus fous. Tout va si vite et si bien que j’ai l’impression de tenir la queue d’un tigre qui bondit dans tous les sens ; je me cramponne comme si ma vie en dépendait, en essayant d’apprendre assez vite pour parvenir à diriger la bête puissante que nous avons créée ».

Mais les résultats ne sont pas toujours aussi spectaculaires…

Vous avez raison. Une grande qualité à avoir est, à mon avis, l’humilité. Il faut comprendre que la patience est indispensable pour pouvoir gravir, étape par étape, le « mont Développement durable ». Comme l’observait feu Ray C. Anderson, le président fondateur du fabricant de tapis écologiques Interface, ce sommet est « vraiment haut et constamment balayé par des tourbillons de neige ». Il faut donc l’oublier, puisqu’il est à peine visible. « Nous savons dans quelle direction avancer, disait-il, et nous y parvenons en franchissant une étape à la fois », ce qui, selon moi, est plus intelligent que d’en faire tout un plat.

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