Si les conseils prenaient leur rôle de fiduciaires au sérieux

Offert par Les Affaires


Édition du 06 Février 2016

Si les conseils prenaient leur rôle de fiduciaires au sérieux

Offert par Les Affaires


Édition du 06 Février 2016

Par Robert Dutton

Je ne possède pas de montre Patek Philippe. Mais je me demande parfois s'il ne faudrait pas en offrir une en cadeau de bienvenue à quiconque est élu au conseil d'administration d'une société inscrite en Bourse. Pas pour lui donner l'heure. Mais pour lui donner la mesure du temps qu'exprime le slogan de cet horloger suisse, que vous avez sûrement déjà vu dans une publicité : «Jamais vous ne posséderez complètement une Patek Philippe. Vous en serez juste le gardien, pour les générations futures».

Être le gardien de quelque chose pour les générations futures, c'est une belle définition du rôle du fiduciaire. C'est aussi une belle définition du rôle d'un conseil d'administration (CA). On dit parfois que les administrateurs d'une entreprise en représentent les actionnaires et, qu'à ce titre, ils doivent se comporter comme s'ils en étaient les propriétaires. Mais, comme le dit Patek Philippe de ses montres, ils n'en sont jamais les véritables propriétaires. En bons fiduciaires toutefois, ils doivent en assumer la pleine responsabilité ; face aux actionnaires actuels, certes, mais aussi face aux générations futures.

Représenter qui ?

On trouve de nombreux exemples de sociétés à capital ouvert sous-performantes qui sont privatisées par des fonds d'investissement, remaniées «à l'abri des pressions à court terme du marché», pour être revendues ou réinscrites en Bourse cinq ou sept ans plus tard, à une valeur très supérieure au prix de leur privatisation. Je ne parle pas des démantèlements, mais des authentiques réalignements stratégiques, souvent assortis d'investissements importants - et patients.

Que l'on doive parfois mettre une entreprise «à l'abri du marché» pour lui permettre de valoriser son potentiel n'est pas particulièrement flatteur pour le marché et sa capacité de participer à cette création de valeur. Pas flatteur, non plus, pour les CA concernés par ces opérations.

Dans un article publié il y a un an dans la Harvard Business Review par les Canadiens Dominic Barton (directeur général de McKinsey & Co.) et Mark Wiseman (président et chef de la direction de l'Office d'investissement du Régime de pensions du Canada), on peut lire que, sur 772 administrateurs de grandes sociétés interrogés par McKinsey en 2013, seulement 16 % affirmaient que leur CA maîtrisait la dynamique de leur industrie. Par ailleurs, 22 % étaient d'avis que le CA savait comment leur entreprise créait de la valeur, et 34 % croyaient que le CA comprenait la stratégie de l'entreprise qu'ils supervisaient.

Comment s'étonner, dans ces conditions, que des CA toussent chaque fois que les marchés boursiers éternuent ? Un conseil qui ne maîtrise pas ces trois dimensions pourtant fondamentales d'une entreprise - la stratégie, la création de valeur et son environnement sectoriel - n'a aucun argument à opposer à des actionnaires qui veulent réaliser une plus-value à court terme, fut-ce en détruisant l'entreprise.

En outre, le CA d'une entreprise inscrite en Bourse est fiduciaire des intérêts de l'entreprise dans sa totalité, et non seulement des intérêts divers et diffus d'actionnaires anonymes - qui maîtrisent encore moins que le conseil les leviers de création de valeur d'une société. En 2008, la Cour suprême du Canada a écrit que «les intérêts de la société ne doivent pas être confondus avec ceux des actionnaires ou d'autres parties intéressées».

Poser des questions...

Au cours des dernières décennies, nombreux sont les CA qui ont consacré leurs énergies à protéger leurs intérêts propres, parfois même au détriment de l'intérêt des actionnaires et de leur société. Ils concentrent leur action sur la gouvernance au sens strict, dans le souci de ne pas donner prise à d'éventuelles poursuites d'actionnaires mécontents.

Oui, ils posent des questions, qui sont le plus souvent défensives : des systèmes adéquats sont-ils en place pour assurer la sincérité des chiffres, la gestion prudente des risques, une planification systématique de la succession ? Autant de préoccupations génériques qui ne requièrent pas de compréhension stratégique de l'entreprise, mais qui ne contribuent pas non plus à appuyer la direction dans la création de valeur, à long ni même à court terme.

... et répondre à celles que les dirigeants ne posent pas

Il appartient au CA de s'assurer que l'entreprise suit un cheminement stratégique adéquat pour créer cette valeur à long terme. Mais pour cela, le conseil doit avoir une connaissance intime de l'entreprise et de son environnement. En fait, il doit apporter sa contribution non seulement en posant des questions à la direction, mais en répondant aux questions de celle-ci - même, et surtout, aux questions que les dirigeants ont négligé de poser !

Un CA facilite l'interface entre une entreprise et le monde extérieur, évite aux dirigeants de tomber dans une espèce de consanguinité intellectuelle, oxygène leur pensée et produit de la fertilisation croisée.

Il existe une littérature de plus en plus abondante sur la sélection et la motivation d'un CA efficace. Mais de façon très pratique, un administrateur de société inscrite en Bourse devrait se poser cette difficile question après chaque réunion du conseil ou d'un comité : si l'entreprise appartenait à un propriétaire unique et que celui-ci avait assisté à la réunion, lui aurais-je apporté quelque chose - et aurais-je encore un mandat ?

En d'autres termes : me confierait-il sa montre ?

Pendant plus de 20 ans, Robert Dutton a été président et chef de la direction de Rona. Sous sa gouverne, l'entreprise a connu une croissance soutenue et est devenue le plus important distributeur et détaillant de produits de quincaillerie, de rénovation et de jardinage du Canada. Après avoir accompagné un groupe d'entrepreneurs à l'École d'entrepreneurship de Beauce, Robert Dutton a décidé de se joindre à l'École des dirigeants de HEC Montréal à titre de professeur associé.

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