Interfaceflor : mission zéro

Publié le 01/09/2007 à 17:33

Interfaceflor : mission zéro

Publié le 01/09/2007 à 17:33

Par lesaffaires.com

Un fabricant de tapis s'apprête à devenir le chef de file mondial du développement durable. Son objectif : « zéro impact » d'ici 2020.

En 1994, inspiré par la lecture de deux livres, L'Écologie de marché, de Paul Hawken, et Ishmael, de Daniel Quinn, Ray Anderson fait une promesse solennelle : son entreprise deviendra la première à démontrer au reste du monde le bien-fondé du développement durable. InterfaceFLOR, qu'il a créée en 1973 à Atlanta, est un leader renommé dans le marché du recouvrement de planchers intérieurs d'édifices commerciaux. Elle vend ses produits dans plus de 100 pays, affiche un chiffre d'affaires de 1,1 milliard de dollars, et possède des installations manufacturières sur quatre continents, dont une usine canadienne à Belleville, en Ontario.

Cet homme d'affaires aux idées bien arrêtées met résolument le cap sur un objectif : Interface- FLOR neutralisera son impact négatif sur la planète dès 2020… C'est ce qu'il appelle sa « Mission Zéro ». Pour y parvenir, il a articulé sa stratégie autour de sept cibles.


1ère cible : zéro déchet

Les tapis sont traditionnellement fabriqués à partir de matériaux à forte teneur en pétrole. Ils finissent soit au dépotoir, où leur décomposition prendra plus de 20 000 ans, soit dans des incinérateurs qui polluent l'atmosphère. « Nous avons passé dix ans à examiner toutes nos sources de déchets et à développer des programmes pour les réduire et, éventuellement, pour les éliminer en 2020 », dit Claude Ouimet, vice-président principal et directeur général des activités canadiennes et latino-américaines.

Depuis 1994, ces efforts se sont traduits par des économies de plus de 106 millions de dollars. Le coût en déchets par unité de production a été réduit de près de la moitié (48 %). « Nous n'avons obtenu ce succès qu'en visant la perfection sur un horizon très lointain, mais surtout en nous fixant des objectifs précis à court et à moyen terme, ajoute Claude Ouimet. Par exemple, il y a trois ans, nous avons évalué nos progrès, puis nous nous sommes demandé ce qu'il nous faudrait accomplir au cours des cinq prochaines années pour atteindre la “Mission Zéro” en 2020. Chez nous, l'évaluation du cycle de vie de nos produits est un processus continu. »

« La pensée “cycle de vie” est au coeur même des activités de cette entreprise », commente Daniel Normandin, directeur général du Centre interuniversitaire de recherche sur le cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG). « Bien que certains efforts doivent être encore consentis, notamment en ce qui a trait à la participation des fournisseurs et à la gestion de fin de vie des produits, InterfaceFLOR est en constante évolution, elle est un exemple pour les autres entreprises manufacturières. »

Parmi les innovations mises de l'avant, nous en notons deux :  la première est l'invention d'une pièce d'équipement qui permet de transférer les restants de fils sur d'autres bobines, au terme d'une commande de tissage, afin qu'ils puissent servir à une commande ultérieure. La méthode industrielle traditionnelle vouait ces restants au rebut. Cette simple technique a réduit de 54 % les rejets de matériel.

La deuxième innovation s'inspire de la nature. « Lorsqu'on se promène en forêt, on remarque que le tapis naturel est constitué de feuilles multicolores, de souches et de végétation de toutes sortes, et que le tout est harmonieux », explique Claude Ouimet. Par biomimétisme, c'est-à-dire en observant et en copiant la nature, InterfaceFLOR a créé des tapis aux dessins différents et qui se marient les uns aux autres. C'est le designer David Oakey qui a conçu ces dessins atténués aux couleurs s'harmonisant facilement à tout type de décor. La beauté de cette trouvaille, c'est que l'on peut désormais changer uniquement les morceaux de tapis usés, sans que cela ne paraisse. L'oeil ne distingue pas le morceau neuf du tapis d'origine tant les couleurs se fondent bien.

Cette innovation est cruciale, puisqu'après dix ans, plus de 90 % de la surface d'un tapis reste pour ainsi dire neuve. Déjà, la coupe des tapis en carreaux permettait de réduire de 13 à 4 % les pertes  de tissu lors de l'installation, comparativement à la pose par rouleaux traditionnels de quatre mètres de largeur. Le design par biomimétisme, lui, réduit ces pertes jusqu'à 1,4 %. « Cela est dû au fait que les carreaux de tapis s'harmonisent bien, quelle que soit la façon dont on les pose, explique Claude Ouimet. Grâce à nos designs, il n'y a pas un carreau de tapis identique à un autre. » Le client dont le tapis comporte quelques carreaux usés, au milieu d'un passage très emprunté par exemple, peut les remplacer par d'autres carreaux de la même gamme de couleurs, sans que rien n'y paraisse, « peu importe ce que nous avons en stock dix ans plus tard » ajoute ce vice-président. C'est parce que, de surcroît, ces carreaux conçus par biomimétisme ont l'avantage de ne pas dépendre d'un lot de couleurs numéroté.


2e et 3e cibles : aucune émission et utilisation d'énergie renouvelable

À l'usine de Belleville, en Ontario, des 12 cheminées qui crachaient autrefois leurs rejets dans le ciel, il n'en reste que deux. L'usine a réussi à réduire de 72 % ses émissions de CO2. Les 28% qui restent sont investis en équivalent monétaire dans un projet de turbines sur la rivière locale, dont l'énergie propre bénéficiera à toute la collectivité. De plus, l'usine de Belleville a pu diminuer de 95 % sa consommation d'eau en modifiant la fabrication. Les motifs sont maintenant fabriqués par un jeu d'aiguilles, plutôt que d'être imprimés. Économie nette : 55 gallons d'eau par verge de tapis.

Pour réduire les émissions de CO2, on a amélioré la composition chimique des PVC utilisés dans la fabrication des tapis. D'autres initiatives sont aussi dignes de mention. Par exemple, un machiniste de l'usine de Belleville a proposé le réaménagement plus compact des pièces de moteurs. Les tuyaux en coude qui reliaient les pièces ont ainsi pu être éliminés, ce qui a diminué substantiellement l'effort à fournir – et donc la consommation d'énergie – pour obtenir le même rendement.

Chez InterfaceFLOR, la participation des employés dans le processus de développement durable est payante. D'ailleurs, un ingénieur de l'usine de La Grange, en Georgie, aux États-Unis, après avoir constaté que le dépotoir local émettait beaucoup de méthane, a développé, de concert avec les autorités municipales, un projet qui convertit ce méthane en énergie. Réalisé en 2005, ce projet, qui fournit 25 % des énergies renouvelables de l'usine, a valu un prix de reconnaissance à l'entreprise. Cette nouvelle source d'énergie est aujourd'hui utilisée par nombre d'entreprises de la région.

« On sait qu'on développe de façon durable lorsque tout le monde gagne au change, explique Claude Ouimet. Le prix du méthane est inférieur à celui du gaz naturel ; son extraction prolonge de 15 ans la vie du dépotoir, car les solides s'entassent lorsqu'on en extrait le gaz ; la ville, elle, amasse de l'argent, ce qui abaisse les taux de taxation et augmente les services aux citoyens. »


4e cible : le recyclage

« Beaucoup d'entreprises se vantent de ce que leur produit soit recyclable, fait remarquer Claude Ouimet, ce qui est bien. Mais nous, nous répondons qu'un produit recyclé, c'est encore mieux. » La réponse d'InterfaceFLOR : une nouvelle ligne de tapis fabriqués à base de solénium, un matériau technique qui peut être recyclé à l'infini. Alors que les tapis traditionnels ne peuvent être recyclés que sous la forme de sous-tapis, le solénium ne perd aucune de ses qualités au recyclage. Non toxique, il se nettoie facilement à l'eau, dure quatre fois plus longtemps que les produits équivalents et sa fabrication utilise 30 % moins de ressources. Autrement dit, les déchets de production sont convertis en profits.

InterfaceFLOR recyclera avec joie les vieux carreaux de tapis que les clients lui retourneront, et même les vieux tapis des concurrents. Pour l'instant, on ne peut utiliser qu'un certain pourcentage des fibres recyclées, car le processus actuel ne permet de fabriquer que du tissu noir. Mais on tente d'élargir la palette des couleurs au brun et au bleu marine.

« L'idéal serait d'utiliser des fibres biodégradables faites de polymère à base de maïs, dit Claude Ouimet. Mais la fabrication de cette matière nécessite davantage d'énergie de la Terre que la fabrication de la fibre synthétique. » En attendant, la réduction de matériaux à base de pétrole pour les remplacer par des plastiques hybrides permet de recycler 55 % de la matière des vieux tapis renvoyés à l'usine.


5e et 6e cibles : le transport et la sensibilisation

La stratégie d'économie d'émissions générées par le transport comprend l'implantation d'usines et de points de vente dans les marchés visés. Elle compte aussi beaucoup sur la collaboration des employés. Ainsi, les dirigeants et les représentants ne prennent l'avion qu'en cas de nécessité absolue. On privilégie les vidéoconférences, ainsi que la présentation d'échantillons en ligne. De plus, les employés sont encouragés à utiliser le transport en commun. Si l'avion s'impose, l'agence de voyages établit la distance parcourue en avion, tandis qu'un système de carte d'essence d'entreprise permet de calculer les litres de carburant dépensés. Grâce à un accord avec American Forests, on plante trois arbres par tonne de dioxyde de carbone généré.

La campagne de sensibilisation à l'interne est un élément vital de la stratégie. « Quand on pense vert, on pense différemment, souligne Claude Ouimet. C'est ainsi qu'on devient innovateur et qu'on obtient la complicité de nos employés. Ils prennent part à des projets comme celui du transport, et ils y vont d'initiatives de leur cru. » Selon lui, lorsqu'on visite une usine d'InterfaceFLOR et qu'on demande aux employés ce qu'ils font, ils ne répondent pas qu'ils fabriquent des tapis, mais qu'ils travaillent à changer le monde !

« Lorsque les employés font partie de la solution, c'est signe qu'une entreprise les a bien intégrés dans son processus de développement durable », commente Esther Dormagen, conseillère en responsabilité sociale des entreprises chez Optim Ressources. Mais, ajoute-t-elle, InterfaceFLOR a tout de même moins fait du point de vue social que du point de vue environnemental. Claude Ouimet ne le nie pas, mais cite toutefois en exemple le programme de diversification des fournisseurs, qui encourage les achats auprès d'entreprises dirigées par des minorités visibles aux États-Unis. Il mentionne également un autre projet nécessitant la création d'ateliers de designers locaux dans les régions rurales d'Amérique latine. Ainsi, le catalogue d'InterfaceFLOR contient maintenant de beaux designs inspirés de motifs traditionnels locaux.


7e cible : la promotion d'un nouveau modèle d'affaires

Parce que ses tapis sont recyclables et lui fournissent une matière première à très bas prix, InterfaceFLOR a intérêt à les récupérer en fin de vie. Pour éviter que ses clients ne les jettent, l'entreprise a décidé de les louer plutôt que de les vendre. Elle a ainsi redéfini son modèle d'affaires en passant de vendeur de produits à fournisseur de services. InterfaceFLOR signe avec ses clients un contrat d'installation et d'entretien des tapis d'environ 10 ans. Les techniciens se déplacent chez le client pour assurer l'entretien, la réparation et le remplacement des carreaux de tapis usés.

Cette entreprise veut livrer à ses clients non simplement un produit, mais un service durable à valeur ajoutée. « Notre président souhaite qu'InterfaceFLOR devienne un leader qui non seulement fait bien les choses, mais fait aussi le bien, dit Claude Ouimet. Notre mission transcende notre produit. Nous avons changé notre façon de parler affaires. Personnellement, je ne parle presque plus de tapis. Des clients m'invitent pour donner des conférences sur l'éthique et le développement durable. » Il a suivi un séminaire avec Al Gore pour pouvoir donner sa présentation Une vérité qui dérange ; il s'en sert comme introduction avant d'en démontrer le bien-fondé, en prenant comme exemple le succès d'InterfaceFLOR. La transformation d'InterfaceFLOR part de l'engagement personnel de son dirigeant. C'est lorsque le développement vient du coeur et des valeurs des gestionnaires qu'il est le plus durable.

« Au cours de ma carrière en environnement, j'ai rarement vu des dirigeants et des gestionnaires d'entreprises aussi motivés que ceux d'InterfaceFLOR », dit Daniel Normandin. « La notion de “mission” est très présente. Entre le discours de Ray Anderson et les actions sur le terrain, la corrélation est évidente. Tous les aspects du développement durable ne sont peut-être pas encore totalement couverts, mais la volonté d'y parvenir semble manifeste. »

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