Êtes-vous piégé par vos neurones ?


Édition du 09 Avril 2016

Êtes-vous piégé par vos neurones ?


Édition du 09 Avril 2016

[Photo : Shutterstock]

Négocier à la Bourse n'est pas inné. Même pour les experts, battre le marché à long terme est loin d'être évident. Pour y parvenir, ils doivent non seulement être capables de prendre des décisions plus judicieuses que leur voisin, mais aussi, et surtout, de vaincre les biais neurologiques qui affectent la rationalité de tous les humains, du chauffeur de camion au professeur de mathématiques. Or, les progrès récents en neurosciences et en économie comportementale nous donnent aujourd'hui la possibilité de mieux comprendre pourquoi les investisseurs prennent des décisions irrationnelles.

À lire aussi : «La crise de 2008 est l'aboutissement d'une longue période de stress chronique et de niveaux élevés de cortisol» - John Coates, chercheur en finances et en neurosciences à l'Université Cambridge

«Mon plus grand ennemi, c'est moi-même, lance Mark Lin, gestionnaire de portefeuille chez Gestion d'actifs CIBC. Le plus important combat que les investisseurs doivent gagner, c'est contre leurs émotions et leurs biais cognitifs.» Les pièges auxquels fait référence M. Lin viennent du fait que le cerveau humain n'a pas évolué afin de permettre aux gens d'analyser le marché boursier, mais de survivre dans un environnement hostile.

Pour Lesley Fellows, professeure de McGill en neurologie, un biais comme l'aversion à la perte a probablement sauvé la vie à nos ancêtres : «En fait, les systèmes neurologiques impliqués dans la prise d'une décision d'investissement sont les mêmes que ceux qui concernaient le choix de prendre une chance dans un contexte où il y avait un risque de se faire manger par un lion», explique la chercheuse. Dans un contexte où il est question de vie ou de mort, la logique voulant que toute perte boursière encourue soit compensée par un gain supérieur à long terme ne tient plus la route.

Même les professionnels de l'investissement, qui ont pourtant tous les outils pour prendre des décisions rationnelles, ne sont pas à l'abri de leur propre biologie. Selon John Coates, un ancien négociateur à Wall Street devenu chercheur en neurologie à Cambridge, les bulles financières ne sont pas tant un phénomène économique que médical. «À mesure qu'ils font des gains, les négociateurs voient leur taux de testostérones augmenter, ce qui les rend plus compétitifs. Dépassé un certain point, ils commencent toutefois à prendre trop de risques, leur performance se détériore, et c'est là que tout explose.»

Mark Lin, qui a vécu les crises de 2000 et de 2008, a pour sa part appris à se méfier de son cerveau. Il a notamment dévoré Predictably Irrational, un livre publié en 2008 par l'économiste comportemental Dan Ariely. Cet ouvrage, avec Nudge de Richard Thaler (aussi publié en 2008), a initié le grand public à la notion de biais comportementaux. «C'est une priorité pour moi d'éviter de succomber à mes biais, explique-t-il. Je ne suis pas parfait, mais je fais de mon mieux pour les éviter, et un des moyens pour y arriver est de connaître mes points faibles.»

Pour François Richer, professeur en neuropsychologie à l'UQAM, il est évident qu'une expertise dans le domaine boursier ne suffit pas pour déjouer les biais cognitifs. Il est d'accord avec l'intuition de Mark Lin. Pour lui, si un investisseur ne peut pas échapper à ses biais, il peut limiter les dégâts en les apprivoisant : «Si ces experts en finance avaient aussi une expertise en psycho, ils éviteraient beaucoup de pièges, lance le professeur. En apprenant à se connaître, en devenant des experts de leurs propres réactions, ils peuvent compenser. Par exemple, ça peut vouloir dire s'exposer à des opinions contraires ou remettre une décision à plus tard».

LES PIÈGES NEUROLOGIQUES À APPRIVOISER

L'aversion à la perte myope

L'aversion à la perte myope est l'un des nombreux biais découlant de l'aversion à la perte, soit la tendance qu'ont les êtres humains à être plus sensibles à une perte qu'à un gain de la même valeur. L'aversion à la perte myope a été observée dans plusieurs études, lequelles faisaient des propositions similaires à deux groupes de participants. Ainsi, les participants du premier groupe peuvent payer 10 $ pour participer à un tirage où ils ont 50 % de risques de perdre 50 $ et 50 % de chances de gagner 100 $. Ils ont alors la possibilité de participer deux fois au même tirage. Les participants du deuxième groupe, pour leur part, peuvent payer 20 $ pour participer une seule fois à un tirage où il ont 50 % de chances de gagner 50 $, 25 % de chances de gagner 200 $ et 25 % de risques de perdre 100 $. Les scénarios offerts aux groupes sont identiques sur le plan économique. Ils sont aussi avantageux, puisqu'un investissement de 20 $ permet dans les deux cas de récolter 50 $ en moyenne. Malgré tout, les participants du premier groupe refusent d'investir dans une grande proportion, parce qu'ils n'aiment pas la perspective d'avoir 50 % de risques de perdre de l'argent lors du premier tirage. Pourtant, les probabilités de perdre de l'argent après les deux tirages proposés au premier groupe s'élèvent à 25 %. Les investisseurs tombent dans le même piège lorsqu'ils choisissent des instruments à rendement inférieur (mais moins risqués), comme des obligations. Cela, même lorsque leur horizon d'investissement est à long terme et que la logique voudrait qu'ils investissent dans des instruments offrant un rendement supérieur, comme des actions. «Lorsque les participants sont fréquemment informés des résultats de leurs investissements, cette incohérence persiste même si leur horizon d'investissement est étendu», note Sabine Kröger, professeure d'économie comportementale à l'Université Laval.

L'effet du prix d'ancrage

L'effet du prix d'ancrage est bien connu des marketeurs, qui misent sur cet effet en créant une version «premium» de leur produit hors de prix, sachant très bien que rares seront les clients à l'acheter. Le fait d'afficher ce prix plus élevé a toutefois une influence sur la manière dont les clients percevront le prix des versions moins coûteuses, qui paraîtront soudainement moins chères. Sur les marchés boursiers, un investisseur axé sur la valeur pourrait être séduit par un titre ayant perdu 60 % de sa valeur, puisqu'il compare son prix actuel de 20 $, par exemple, au prix de 50 $ auquel il se souvient de l'avoir vu se négocier quelques mois auparavant. Si les perspectives de croissance de la société ou ses bénéfices ont baissé proportionnellement, le titre n'offre pas plus de valeur à 20 $ qu'il en offrait à 50 $, même s'il semble le faire.

La confiance excessive

L'être humain a tendance à surévaluer ses propres capacités, si bien qu'avant que l'usage des téléphones intelligents soit répandu, il n'était pas rare que deux individus persuadés d'avoir raison sur un fait vérifiable aillent jusqu'à parier de l'argent entre eux. Celui qui perdait un tel pari n'était pas stupide ; au moment de parier, il était probablement sûr à 100 % d'avoir raison. Il s'agit d'un phénomène qui a aussi été observé dans des études où on a demandé à des sujets de répondre à des questions, puis d'exprimer en pourcentage leur certitude d'avoir la bonne réponse. Les sujets ont répondu adéquatement à seulement 80 % des questions pour lesquelles ils étaient convaincus de connaître la réponse. La confiance excessive conduit ainsi les investisseurs à surévaluer la valeur de leur jugement par rapport à celle des autres, voire à croire qu'ils peuvent prédire comment un titre se comportera dans le futur. «On pense tous être des êtres prédictifs, mais notre capacité de prédiction est moindre que ce qu'on croit», dit François Richer, professeur de neuropsychologie à l'UQAM. Ce phénomène explique notamment pourquoi autant d'investisseurs de détail s'obstinent à choisir des titres eux-mêmes dans l'espoir de battre le marché, même si plusieurs études ont démontré que la plupart des gestionnaires de fonds professionnels n'y parviennent pas lorsqu'on évalue leur rendement sur une longue période.

Le regret du racheteur

Le regret du racheteur s'observe surtout chez les investisseurs, qui ont tendance à développer des sentiments négatifs à l'égard d'un instrument financier après s'en être départi. Ce biais a été observé dans une étude de Colin F. Camerer, professeur de finances et d'économie comportementale au California Institute of Technology. Lors de son étude, les participants devaient investir dans des instruments financiers fictifs, dont l'appréciation augmentait les probabilités qu'ils continuent de monter en valeur. Dans ce contexte, tous les participants avaient intérêt à acheter les titres en croissance. Néanmoins, après avoir vendu un titre, les participants démontraient un biais défavorable à l'endroit de celui-ci, plusieurs d'entre eux refusant de le racheter même lorsque c'était dans leur intérêt de le faire. «En scannant le cerveau des participants, on a observé un signal associé à des émotions négatives chez les sujets qui apprenaient que le titre qu'ils avaient vendu avait pris de la valeur», note Colin F. Camerer. Seulement le tiers des participants à l'étude n'éprouvaient pas de regrets et étaient donc capables de prendre des décisions rationnelles en matière de rachat.

Les limites de l'intuition

Les neurosciences ont confirmé ce que beaucoup savaient déjà. L'intuition est souvent porteuse de bons conseils. En effet, les neurosciences ont établi que l'intuition provient des ganglions de la base, une partie du cerveau associée à l'apprentissage par essais et erreurs de même qu'à l'expertise. Les ganglions de la base nous permettent ainsi de nous déplacer à bicyclette sans que nous puissions expliquer comment nous arrivons à garder l'équilibre, tout comme ils permettent à un négociateur professionnel d'anticiper la direction que prendra le marché en jetant un coup d'oeil sur son terminal Bloomberg. L'intuition du négociateur n'est pas magique ; au contraire, elle est le fruit d'une comparaison, effectuée de manière inconsciente, avec ce qu'il a devant les yeux et des milliers de cas similaires dont il a été témoin durant sa carrière. L'ennui, c'est que l'intuition peut jouer des tours aux non-experts, dont les ganglions de la base sont susceptibles de comparer des pommes avec des oranges. Même l'intuition des experts n'est pas imperméable aux biais, comme en fait foi une étude prouvant que des recruteurs d'orchestres philharmoniques, qui avaient pourtant des décennies d'expérience, avaient tendance à sous-évaluer la performance des musiciennes lorsqu'ils étaient conscients de leur genre.

L'effet de disposition

L'effet de disposition est l'un des biais qui s'observe principalement dans le contexte de l'investissement. Ce biais amène les investisseurs à s'accrocher à leurs titres qui perdent de la valeur et à vendre de manière hâtive les titres qui ont pris de la valeur. Il s'agit d'un autre biais lié à l'aversion à la perte, selon Sabine Kröger, professeure d'économie comportementale à l'Université Laval. En effet, en gardant ses titres qui ont perdu de la valeur, un investisseur évite de réaliser une perte dans l'immédiat, tandis qu'il s'assure de conserver ses gains sur les titres les plus performants en les vendant. De manière évidente, il s'agit d'un biais destructeur pour les investisseurs qui, en y succombant, courent le risque de se retrouver avec un portefeuille essentiellement composé de titres sous-performants.

L'effet des coûts irrécupérables

L'effet des coûts irrécupérables explique pourquoi un individu braverait une tempête de neige pour assister à une conférence pour laquelle il a payé 300 $, mais qu'il bouderait probablement la même conférence s'il avait gagné son billet dans un tirage. En d'autres termes, nous ne parvenons pas à valoriser des actifs sans être influencés par ce qu'ils nous ont coûté dans le passé. Selon Sabine Kröger, professeure d'économie comportementale à l'Université Laval, il s'agit d'un biais dérivé de notre aversion à la perte : «L'effet des coûts irrécupérables vient du fait que les gens souffrent davantage d'une perte qu'ils ne se réjouissent d'un gain», explique-t-elle. Lorsqu'un investisseur rachète un titre qui a perdu de la valeur pour faire baisser son prix moyen d'acquisition, il agit rationnellement si l'occasion qu'il a vue dans le titre la première fois qu'il l'a acheté est toujours là. Toutefois, si c'est un investissement qu'il ne ferait pas s'il n'était pas déjà actionnaire du titre, on parle d'une décision irrationnelle attribuable à l'effet des coûts irrécupérables.

Le biais pour l'action

Ce biais n'est pas universel, mais on le rencontre dans les milieux des finances et du sport professionnel. Associé à un niveau élevé de dopamines dans le cerveau, entre autres facteurs, le biais pour l'action amène les investisseurs à faire des transactions alors qu'ils devraient s'en abstenir. «L'effet de la dopamine est d'augmenter les chances que vos synapses se déclenchent et, donc, que vous passiez à l'action, explique Lesley Fellows, professeure de McGill en neurologie, spécialisée en prise de décision. Si vous êtes plus susceptible d'agir lorsque l'occasion que vous étudiez est risquée, les probabilités que vous preniez un risque sont plus élevées.» Le biais pour l'action est tout particulièrement difficile à anticiper, puisqu'il varie chez un même individu. Notamment, on observe un niveau de dopamine plus élevé dans le cerveau d'une personne lorsqu'elle est sous l'effet de stimulants comme la cocaïne. Si un biais pour l'action peut être favorable à un négociateur de Wall Street qui négocie à court terme, il peut diminuer le rendement des investisseurs à long terme en raison des frais de transaction, mais aussi des mauvaises décisions qui peuvent résulter de ce biais.

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