Kimbal Musk, 42 ans, a un père sud-africain, une mère canadienne et un frère très célèbre. C'est aussi un chef et un entrepreneur social réputé qui a cocréé sept restaurants et 200 jardins scolaires. Sa philosophie : bâtir, ou rebâtir, des collectivités autour de la nourriture. Son projet : récréer des chaînes alimentaires locales pour garantir des emplois et assurer la sécurité alimentaire. Il a été conférencier à C2 Montréal, le 27 mai.
Diane Bérard - En avril 2013, vous avez partagé la scène de la Milken Conference, à Los Angeles, avec votre frère Elon, le fondateur de Tesla. Il a déclaré : «Kimbal est la personne la plus gentille que je connaisse». Cette gentillesse vous a-t-elle été utile ?
Kimbal MUSK - Je n'y ai jamais pensé de cette manière. Je ne fais aucun effort particulier pour être gentil. J'aime simplement que les gens se sentent bien en ma compagnie. Tout comme j'aime me trouver en présence de gens avec qui je me sens bien.
D.B. - Les gens gentils peuvent-ils réussir aussi bien que les autres ? Sont-ils aussi ambitieux ?
K.M. - Je ne peux pas me faire le porte-parole de tous les gentils de la Terre. Mais je me définis comme un ambitieux. Mon ambition est de changer les choses, pas de faire de l'argent. Oui, j'ai fait de l'argent, et j'en fais encore. Mais cet argent n'aurait pas de sens si je ne le gagnais pas en réalisant des projets trippants avec de bonnes personnes.
D.B. - Le livre à succès Le triomphe des généreux d'Adam Grant affirme que les généreux réussissent mieux en affaires que les calculateurs. Êtes-vous d'accord ?
K.M. - Oui. Je pense que les gens d'affaires talentueux ont compris le pouvoir de la générosité. Dans chaque négociation, dans chaque partenariat, ils pensent aux besoins de leur interlocuteur. Pour négocier la meilleure entente possible, il faut en apprendre le plus possible sur les besoins de l'autre partie. Si vous pouvez les combler, tant mieux. Votre vis-à-vis sera porté à vous donner aussi ce que vous désirez. Sinon, il sentira tout de même que vous tenez compte de ses besoins.
D.B. - Si la gentillesse est votre plus grande qualité, quelle est celle de votre frère Elon ?
K.M. - Il obtient toujours ce qu'il veut ! Être le petit frère de quelqu'un d'aussi déterminé a ses avantages. Quand il a voulu une moto, j'y ai eu accès aussi... même si je n'avais que sept ans.
D.B. - En 1995, Elon et vous avez lancé Zip2. Vous dormiez au bureau parce que le loyer était moins cher que celui d'un appartement, et vous preniez vos douches au YMCA. En 1999, Compaq a acheté Zip2 pour 300 millions de dollars américains. Vous aviez 23 ans. Qu'avez-vous ressenti ?
K.M. - Je n'ai rien vu venir. Pendant quatre ans, je me suis senti comme un chien dans une cage à qui l'on donne régulièrement des coups de bâton. Puis, sans crier gare, on a ouvert la porte et on m'a dit, «Tiens, voici des T-bones, mange tout ce que tu veux». Je me voyais bosser éternellement dans ces conditions, et soudainement, j'étais libre et riche. C'était surréaliste.
D.B. - Et vous avez quitté Silicon Valley au pas de course...
K.M. - C'est vrai. J'avais compris que la technologie, ce n'est pas mon truc. J'en avais fini avec Silicon Valley. J'ai mis le cap sur New York pour m'inscrire dans une école de cuisine. C'était mon rêve.
D.B. - Votre expérience d'entrepreneur technologique à Silicon Valley, avec votre frère Elon, vous sert-elle dans votre vie d'entrepreneur social ?
K.M. - Oui. À cette époque, et au contact d'Elon, j'ai appris l'importance de la massification. Vous ne pourrez probablement pas rejoindre le monde entier, mais il faut envisager de le faire. Si ça ne fonctionne pas, avancez quand même.
D.B. - Vous avez deux entreprises, The Kitchen et The Kitchen Community. Quelle est leur mission ?
K.M. - The Kitchen est une chaîne de restaurants qui met l'accent sur la cuisine simple et les ingrédients locaux. Les gens viennent chez nous pour bien manger à bon prix. The Kitchen Community est un organisme à but non lucratif (OBNL) qui installe des jardins dans les cours d'école. Ces jardins servent de matériel d'apprentissage. Au primaire, les jeunes y découvrent le monde de la science. On constate que lorsqu'un élève apprend la science au moyen d'un de nos jardins plutôt qu'en classe, il affiche un score de 15 points supérieur aux tests. Au secondaire, la production du jardin permet d'initier les jeunes à l'entrepreneuriat.
D.B. - Quel est le lien entre ces deux entités ?
K.M. - Nos restaurants sont un levier de financement et de sensibilisation pour l'OBNL. Plus d'un million de personnes mangent dans nos restaurants chaque année. Ces convives ont accès à l'information sur The Kitchen Community. Ils peuvent devenir donateurs ou bénévoles. D'ailleurs, les jardins scolaires qui se trouvent dans des villes où nous avons aussi des restaurants sont beaucoup mieux financés. Nous implantons 100 jardins par ville à la fois. Cela nécessite beaucoup de financement, d'où l'importance stratégique des restaurants.
D.B. - Pourquoi n'avez-vous pas tout simplement lancé une fondation, comme tant d'autres gens d'affaires qui décrochent le gros lot ?
K.M. - Je ne pense pas ainsi. Pour moi, les fondations traditionnelles signent des chèques. Je l'ai fait, mais ce n'est pas ce que j'aspire à faire régulièrement. Je veux créer de la valeur moi-même. J'ai observé un problème : les jardins scolaires sont sous-utilisés. Ils sont emprisonnés derrière une clôture, hors de la portée des enfants. J'ai une solution : installer le jardin à côté du terrain de jeu, à hauteur des enfants. Utiliser des matériaux durables, pour que le jardin survive au passage du temps.
D.B. - En 2013, lors de la conférence Milken, qui a réuni de nombreux investisseurs, vous aviez manifesté un certain scepticisme face à l'investissement à impact. Pourquoi ?
K.M. - À l'époque, je m'interrogeais sur la forme que l'investissement d'impact pouvait prendre. Je ne voyais pas d'outil d'investissement satisfaisant qui tienne compte à la fois des rendements financiers et des rendements extrafinanciers. Aujourd'hui, je crois que nous avons trouvé une formule intéressante qui s'applique bien à notre organisation. Nous l'expérimentons à Memphis, au Tennessee.
D.B. - Parlez-nous de la forme d'investissement à impact que vous testez actuellement ?
K.M. - Il s'agit d'un prêt assorti d'un taux d'intérêt raisonnable, qui m'est accordé par une fondation. À ce prêt sont liées un certain nombre de mesures de notre impact social. Le prêt est accordé au restaurant The Kitchen, qui lui, s'engage à contribuer à bâtir une chaîne alimentaire d'approvisionnement dans la région de Memphis. Cette contribution se traduit par un certain volume d'achat auprès des agriculteurs locaux. C'est là une des mesures d'impact. Tout comme les emplois que nous créons localement chez d'autres acteurs de la chaîne alimentaire et l'argent que nous donnons à nos jardins scolaires de Memphis. Lorsqu'on mesure la création d'emploi, on mesure aussi la qualité de ceux-ci.
D.B. - Quelle est votre priorité pour 2015 ?
K.M. - Nous allons ouvrir deux restaurants et bâtir 100 jardins scolaires à Memphis.
D.B. - Étendrez-vous vos activités au Canada ?
K.M. - Pourquoi pas ? Après tout, je suis à moitié Canadien grâce à ma mère. Et puis, j'ai eu un entretien avec votre maire, Denis Coderre. On verra...