Kevin O'Leary, c'est le vilain juge chauve de Dragon's Den. Celui qui n'enrobe pas ses propos au sujet d'un entrepreneur ou de son projet. Ce Canadien de 59 ans respecte la vérité tout autant que l'argent. Il gère O'Leary Fund, un fonds d'un milliard de dollars. Sa philosophie financière, il la tient de sa mère libanaise : «ne dépense jamais le capital, tiens-t'en aux intérêts».
Diane Bérard - Vous êtes juge à la fois pour Dragon's Den et sa version américaine, Shark Tank. En quoi l'entrepreneur canadien diffère-t-il de son homologue américain ?
Kevin O'Leary - Il n'en diffère pas. Le mythe veut que les Canadiens prennent moins de risques. C'est faux. Ils sont aussi audacieux. Par contre, les projets qu'on nous présente à Dragon's Den se révèlent moins variés que ceux de Shark Tank. L'économie américaine repose sur 11 secteurs. Celle du Canada se limite aux matières premières, à l'énergie et aux services financiers.
D.B. - Faut-il croire ce que l'on voit à Dragon's Den ? Est-ce ainsi que pensent et réagissent les investisseurs ?
K.O. - Tout à fait. Dragon's Den n'est pas un jeu. Nous sommes de vrais investisseurs. Notre argent est bien réel.
D.B. - Le pitch parfait existe-t-il ?
K.O. - Il existe. On le reconnaît à trois caractéristiques : l'entrepreneur peut présenter son idée en 90 secondes. Pendant cette minute et demie, il explique clairement en quoi consiste l'occasion d'affaires. Lui et ses partenaires arrivent aussi à nous convaincre qu'ils sont les mieux placés pour développer ce concept. Finalement, les membres de l'équipe connaissent tous les chiffres du projet sur le bout des doigts.
D.B. - Un entrepreneur introverti peut-il réussir ?
K.O. - Ce sera difficile s'il ne s'associe pas à quelqu'un qui sait communiquer.
D.B. - En huit ans, quel est le pire projet qu'on vous a proposé à la télé ?
K.O. - Une dame prétendait pouvoir créer trois filtres. Le premier vous ferait tomber amoureux. Le second vous guérirait de la jalousie. Le troisième vous rendrait riche.
D.B. - Y a-t-il des projets dans lesquels vous n'investirez jamais ?
K.O. - Tout ce qui est illégal ou se situe aux frontières de la loi. On m'a proposé des projets de fermes de marijuana. Je sais que c'est légal dans certaines régions du monde, mais c'est loin d'être la norme. Je verrai lorsque ce sera complètement légal. Je joue dur, mais je respecte toujours la loi.
D.B. - Les projets d'affaires qui échouent présentent-ils des caractéristiques communes ?
K.O. - Ils sont souvent le fruit d'un seul individu. Tout le monde présente des faiblesses. L'entrepreneur solitaire n'a personne pour compenser les siennes. On peut développer une vision seul. Mais le succès tient à l'implantation. Bref, on connaît rarement le succès en déployant seul un projet.
D.B. - Vous êtes très dur envers les entrepreneurs de Dragon's Den. Est-ce nécessaire ?
K.O. - Je ne suis pas le vilain que l'on prétend. Je dis la vérité, cela fait gagner du temps à l'entrepreneur. À moi aussi. Je n'ai pas besoin de me souvenir de ce que j'ai dit puisque je m'en tiens à la vérité. Celle-ci ne change jamais. Si un entrepreneur ne peut encaisser la vérité à propos de lui-même et de son projet, comment survivra-t-il dans le vrai monde, à l'extérieur du studio de Dragon's Den ? Cela étant dit, ce n'est pas parce qu'un projet a des failles qu'il ne mérite pas de voir le jour. L'entrepreneur a le pouvoir de rectifier le tir.
D.B. - On n'est pas en affaires pour se faire des amis...
K.O. - ... si vous en cherchez un, achetez-vous un chien ! Une entreprise n'est pas un club social. C'est un lieu où l'on fait de l'argent, pour soi et pour ses actionnaires. J'ai investi dans des entreprises dont les entrepreneurs étaient des salopards. Ils m'ont rendu riche. Mais ils ne seront jamais mes amis.
D.B. - Comment augmente-t-on le nombre d'entrepreneurs dans une société ?
K.O. - Gardez le gouvernement le plus loin possible ! Il est incapable de juger de la viabilité d'un projet. Comment le fédéral a-t-il pu venir à la rescousse de Chrysler ? Et comment ose-t-il envisager de lui accorder encore 700 M$? Chrysler est morte cliniquement depuis des années. Laissons-la disparaître. Le marché récupérera les idées et les employés qui en valent la peine.
D.B. - Vous n'êtes pas tendre à l'égard du gouvernement du Québec...
K.O. - Personne n'a envie d'investir chez vous. Il en sera ainsi tant que vous ne changerez pas de gouvernement.
D.B. - Que pensez-vous de l'entrepreneuriat social ?
K.O. - Ça n'a aucun sens ! Je crois en la philanthropie, mais résoudre les problèmes de la planète ne fait pas partie du mandat des entreprises. Je ne veux pas que les pdg des entreprises dans lesquelles j'investis décident pour moi à quelle cause ira mon argent. Qu'ils m'enrichissent et je ferai le reste.
D.B. - Vous estimez que les gouvernements sont inefficaces. Pourquoi alors ne pas laisser les entreprises régler les problèmes sociaux et environnementaux ?
K.O. - Je n'investirais jamais dans une entreprise sociale. Ce n'est pas rentable. Il faudrait enseigner aux étudiants des écoles de gestion à s'en tenir à leur mandat : créer de la valeur pour l'actionnaire.
D.B. - Votre philosophie d'investissement a-t-elle évolué ?
K.O. - Le même critère guide mes choix depuis le début : combien de temps faudra-t-il à une entreprise pour couvrir tous ses frais ? Quand pourrais-je reprendre mon capital ? J'ai élaboré différents modèles de financement pour pouvoir redéployer mon argent à tout moment afin de ne manquer aucune occasion.
D.B. - Dans votre livre Toute ma vérité, vous parlez de l'argent comme s'il s'agissait d'un être humain...
K.O. - Il faut témoigner beaucoup de respect à l'argent. Si vous le traitez mal, il deviendra votre pire ennemi. Et surtout, ne pleurez jamais à cause de l'argent, il ne pleurera pas pour vous.
D.B. - Vous gérez un fonds d'un milliard et vous participez à deux émissions de télé. Comment gérez-vous votre temps ?
K.O. - Je le gère par période de 30 minutes. Et si j'aperçois un rendez-vous ou une activité qui me déplaît dans mon agenda, je m'en débarrasse. J'ai travaillé fort pour atteindre la liberté dont je jouis. Il n'est pas question que je la compromette.
D.B. - Décrivez-nous votre relation avec vos employés.
K.O. - O'Leary Fund compte 50 gestionnaires de fonds. Ils ont tous choisi de travailler pour moi pour une seule raison : devenir riche à craquer. Je m'attends à ce qu'ils trouvent des entrepreneurs qui font de l'argent et qui nous en rapporteront.
D.B. - Votre cause, c'est l'entrepreneuriat. Votre passe-temps, la photographie. Comment conjuguez-vous les deux ?
K.O. - J'ai une banque de 100 000 photos. J'expose régulièrement. Chaque photo se détaille 6 000 $. Les fonds recueillis servent, entre autres, à financer le Future Dragon Fund. Je remets chaque mois une bourse de 5 000 $ à un étudiant du secondaire qui a présenté un projet sur le site cbc.ca/dragonsden.