Les exportations de marchandises du Québec ont chuté de 16,8 % de 2001 à 2010. Une raison maintes fois évoquée est l'envolée du huard par rapport au dollar américain. Mais sur la même période, les exportateurs allemands, eux, se sont joués de la montée de l'euro, augmentant leurs expéditions de 49,1 %. Quel est leur secret ? Notre journaliste François Normand revient du pays des exportateurs.
Jürgen Knabe a du mal à dissimuler sa fierté. Le directeur des ventes de Jokey Plastik, un fabricant de contenants en plastique, explique qu'ici, un ouvrier peut actionner six machines en même temps. «Nous investissons massivement dans les équipements de pointe, ce qui permet à nos employés en usine d'être très productifs», dit-il tandis que nous traversons son entreprise, qui réalise 45 % de son chiffre d'affaires à l'étranger.
Jokey Plastik n'est pas une exception. En Allemagne, les entreprises sont parmi les plus productives du monde, ce qui leur permet d'être des championnes en exportation. Le pays est bien connu pour ses exportations de voitures, de composants industriels et de machinerie, mais sa compétitivité lui permet aussi de vendre à l'étranger des biens très communs, comme des brosses à dents à Shanghai (nous en avons acheté une en avril dernier), des chaussures Rieker à Montréal et les fameuses gommes à effacer Staedtler, utilisées par des millions d'écoliers dans le monde.
Et cela, malgré la montée de l'euro depuis sa mise en circulation en 2002 et des coûts de main-d'oeuvre élevés. En 2010, un travailleur allemand gagnait en moyenne 33,1 euros l'heure (43,7 $ CA) comparativement à 22,5 euros (29,7 $ CA) pour les travailleurs de l'ensemble des 27 pays de l'Union européenne. Au Québec, le salaire moyen était de 21,13 $ en 2010.
Les entreprises allemandes peuvent se permettre ces salaires en raison de la forte productivité des entreprises manufacturières. En 2009, elles se classaient au 3e rang, derrière les américaines et néerlandaises, selon le Cologne Institute for Economic Research.
Les exportations soutiennent l'économie allemande
L'Allemagne, avec des exportations comptant pour 50 % de son PIB (comparativement à 35 % au Canada), est le 3e exportateur mondial, derrière les États-Unis et la Chine, selon les données 2010 de l'Organisation mondiale du commerce (le Canada est 13e.).
Nombre d'entreprises allemandes rayonnent partout dans le monde, comme Kirchhoff Automotive, un manufacturier de composants et de châssis pour l'industrie automobile. «Nous sommes les fournisseurs de pratiquement tous les constructeurs d'automobiles, à l'exception de quelques manufacturiers en Chine, au Japon et en Corée du Sud», dit Arndt G. Kirchhoff, président de cette division de Kirchhoff Gruppe, une entreprise familiale bicentenaire dont les revenus se sont élevés à 1,3 milliard d'euros (1,7G $ CA) en 2011.
L'exemple de Kirchhoff Automotive explique pourquoi, malgré la crise en Europe, l'économie allemande maintient le cap, comme l'illustre ce chauffeur de taxi de Francfort qui nous emmène chez Samson, un exportateur de vannes de régulation des fluides (voir le texte en page 38).
«Comment la crise me touche... ? Quelle crise ?» lâche-t-il, étonné par notre question. Même surprise chez la patronne de Brandt, une boutique de vêtements de Düsseldorf. «Non, les affaires vont bien. Nous ne ressentons pas la crise», dit-elle en mettant nos achats dans un sac.
Les statistiques confirment ce que beaucoup d'Allemands constatent : même si la croissance ralentira cette année (elle a été de 3 % en 2011), elle demeurera néanmoins assez robuste dans le contexte européen. Berlin prévoit que le PIB progressera de 0,7 %. Le consensus des économistes table sur une croissance de 0,5 %.
Les Allemands restent optimistes. Peu importe l'heure de la journée, la rue Zeil, à Francfort - l'artère commerciale la plus achalandée du pays - est noire de monde.
Tout un contraste avec l'Allemagne de 2005 ; on disait alors du pays qu'il était «l'homme malade» de l'Europe. Le taux de chômage était élevé et la demande interne, anémique. Les exportations sauvaient un peu la mise, mais l'Allemagne traînait la patte par rapport aux autres pays européens.
Une flexibilité du travail
Sept ans plus tard, c'est le contraire. L'Allemagne surprend par sa solidité au sein d'une Europe au ralenti. Comment s'est-elle remise sur pied ?
Grâce à la réforme du marché du travail amorcée en 2003-2004, répondent les spécialistes. «Le pays comptait 5 millions de chômeurs [soit un taux de chômage de 10 %]. C'était trop pour l'Allemagne. Il fallait faire quelque chose», dit Dirk Schlotboeller, directeur de la recherche à la Chambre de commerce et d'industrie allemande, à Berlin.
Des dirigeants d'entreprises - surtout des PME - ont alors entamé un dialogue avec leurs employés, au sein de conseils de travailleurs, pour trouver comment relancer l'emploi. Les Allemands nomment ce processus Bündnis für Arbeit, ce qu'on peut traduire par Alliance pour le travail, une initiative encouragée par le gouvernement.
Les travailleurs ont alors accepté - souvent à contrecoeur - de limiter les hausses salariales. En 2008, ils gagnaient pratiquement la même chose qu'en 2000... «Si l'on tient compte de l'inflation, leur pouvoir d'achat a régressé !» dit Martin Krämer, économiste au puissant syndicat allemand, IG Metall.
Dans le même temps, la semaine normale de travail de 35 heures a été libéralisée, pour permettre d'osciller entre 22 et 42 heures, en fonction du cycle économique.
En contrepartie, les employeurs allemands se sont engagés à ne pas faire de mises à pied, à investir dans leurs usines et leur personnel. Promesses tenues, disent les analystes. Les travailleurs allemands disposent de machines ultramodernes, ce qui leur permet d'accroître leur productivité. Et l'emploi a moins souffert qu'ailleurs durant la récession de 2008-2009.
Une fiscalité concurrentielle
La réforme de la fiscalité en Allemagne a aussi donné un sérieux coup de pouce aux exportateurs allemands.
En 1999, le taux moyen de l'impôt des sociétés (combinaison du taux fédéral et du taux des gouvernements régionaux) était de 52 %, soit le taux le plus élevé d'Europe, selon la firme KPMG. Aujourd'hui, ce taux s'élève à 29,45 %. Au Canada, le taux combiné moyen est de 25 %.
«Nous n'avons pas le taux le plus bas d'Europe, mais l'écart s'est rétréci avec l'Irlande, le pays le plus concurrentiel, qui impose les profits des sociétés à un taux de 12,5 %», souligne Wilfried Prewo, président de la chambre de commerce de Hanovre.
Les gouvernements ont aussi réduit les charges sociales des employeurs. En 2010, les entreprises payaient 28 euros par tranche de 100 euros de salaire brut (la moyenne de l'Union européenne [UE] était de 31 euros).
Beaucoup d'exportateurs ont aussi délocalisé des activités secondaires dans les pays émergents, notamment en Hongrie et en Pologne, deux pays clés dans la chaîne d'approvisionnement d'Allemagne Inc. L'Europe orientale comporte de nombreux avantages pour les entreprises allemandes. La main-d'oeuvre y est bien formée et moins coûteuse qu'en Allemagne. De plus, les fournisseurs sont souvent dans le même fuseau horaire et à quelques heures de route.
Les bons produits, au bon moment
Enfin, le succès des exportateurs allemands tient aussi au choix du moment, le timing.
Depuis une dizaine d'années, les pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) ont besoin de machinerie, de composants industriels et de services d'ingénierie pour s'industrialiser, sans parler de biens durables comme les voitures. «Nos entreprises fabriquent exactement ce dont les pays du BRIC ont besoin pour se développer», dit Wilfried Prewo.
Dirk Schlotboeller est du même avis. Il insiste toutefois sur le fait que les entreprises allemandes nouent des relations d'affaires dans les pays du BRIC depuis longtemps : «Il y a 10 ans, quand personne ou presque ne parlait de la Chine, les exportateurs allemands exploraient déjà ces marchés.»
Les citoyens allemands sont les premiers à profiter de la relance des exportations de leur pays. En novembre 2011, le taux de chômage s'établissait à 5,5 % (8,1 % chez les 15 à 24 ans). Le taux moyen de l'UE était de 9,8 % (22,3 % chez les jeunes).
«Nous sommes chanceux. La crise européenne a peu de répercussions sur l'Allemagne, car nos exportateurs sont dynamiques», confie le propriétaire d'el martin, une petite boutique de Düsseldorf qui vend des produits équitables. Il déplore toutefois la montée des inégalités dans le pays.
Depuis quelques années, les emplois à temps partiel se sont multipliés, tout comme les emplois temporaires. Ces derniers représentent 2 % des emplois totaux dans le pays. S'ils donnent plus de souplesse aux entreprises, ils sont en revanche dénoncés par les syndicats.
Ainsi, si les exportations se portent à merveille, la consommation pourrait être plus forte en Allemagne. Martin Krämer montre du doigt la multiplication des emplois précaires - souvent mal payés - et les faibles augmentations de salaire accordées aux travailleurs au cours des années 2000 : «Le pouvoir d'achat n'est pas assez élevé», déplore-t-il. Les travailleurs allemands revendiquent maintenant le fruit de leurs efforts. Les quelque 3 millions de membres du syndicat IG Metall et les 2 millions de syndiqués de la fonction publique réclament des hausses de salaire de pas moins que 6,5 %.
UN TAUX DE CHÔMAGE TRÈS ENVIABLE
(en novembre 2011)
États-Unis 8,6 %
Union européenne 9,8 %
Allemagne 5,5 %
Espagne 22,9 %
France 9,8 %
Italie 8,6 %
L'ALLEMAGNE EXPORTE VERS
UNION EUROPÉENNE 60,1 %
L'ASIE 15,6 %
L'EUROPE (HORS U.E.) 10,9 %
LES AMÉRIQUES 10,4 %
L'AFRIQUE 2,1 %
L'AUSTALIE/OCÉANIE 0,9 %
LA PART DE SES EXPORTATIONS VERS LE BRIC AUGMENTE
2000 3,89 %
2010 10,5 %
UNE PRODUCTIVITÉ MANUFACTURIÈRE PARMI LES PLUS ÉLEVÉES DU MONDE
(100 = Allemagne)
ÉTATS-UNIS 116
PAYS-BAS 107
ALLEMAGNE 100
FRANCE 86
ESPAGNE 82
ANGLETERRE 79
JAPON 71
SOURCES : STATISTISCHES BUNDESAMT, EUROSTAT ET IW KÖLN
27 %
Part de la production industrielle en 2009 dans le pib de l'Allemagne; ce qui la place au 3e rang dans le G8 derrière la Russie (35 %) et le Japon (28 %). Le Canada arrive 4e, à 26 %.
SOURCES : IMD (2010) ET EUROSTAT (2011)
1,6 %
Hausse annuelle moyenne des coûts de main-d'oeuvre dans le secteur manufacturier en Allemagne, de 2005 à 2010.
SOURCE : EUROSTAT (2011)