BLOGUE. Nous nous méfions de nos émotions. C’est à cause d’elles que nous commettons des bourdes, que nous nous mettons à bafouiller au mauvais moment, que nous réagissons de la mauvaise manière à ce qui nous déplaît. C’est de leur faute, pas vraiment de la nôtre. Car si nous avions eu le temps de réfléchir, au lieu de nous laisser emporter par nos émotions, nous aurions mieux agi. Pas vrai?
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Eh bien, non, ce n’est pas toujours vrai. Si nous étions davantage à l’écoute de nos émotions, plutôt que de sans cesse chercher à les faire taire, nous prendrions de meilleures décisions. De bien meilleures décisions. Nous serions même – accrochez-vous bien – en mesure de faire… des prophéties!
Si, si… Vous avez bien lu. Des prophéties. C’est ce que j’ai découvert grâce à une étude passionnante intitulée Feeling the future : The emotional oracle effect. Celle-ci est signée par deux professeurs de marketing de la Columbia Business School, Leonard Lee et Michel Pham, assistés d’Andrew Stephen, professeur de gestion des affaires de la Katz Graduate School of Business. Elle montre que ceux qui sont attentifs à leurs émotions effectuent de meilleures prédictions que les autres…
Ainsi, les trois chercheurs ont noté que de plus en plus d’études voyaient le jour à propos de l’importance de l’inconscient dans nos prises de décision, et qu’il en ressortait, entre autres, que les émotions intervenaient systématiquement dans nos réflexions. C’est que, semble-t-il, le cerveau a une manière bien précise de traiter les informations reçues : il les envoie au système émotionnel pour voir s’il y a besoin de vite réagir, ou pas («Y a-t-il un danger immédiat?», par exemple); puis, il les trie; et enfin, il fait analyser les plus pertinentes par le système rationnel. Partant de ce constat, ils se sont demandés si nous n’aurions pas intérêt, dans certains cas, à moins trier, et donc moins rejeter, des informations découlant de nos émotions. Et ils se sont dit que ce pourrait être intéressant de voir ce que cela déclencherait lorsque nous nous amusons à faire des prédictions…
Ils ont alors demandé à des étudiants de se livrer à une petite expérience, après les avoir répartis en deux groupes distincts : d’une part, ceux qui ont tendance à écouter leurs émotions lorsqu’ils prennent une décision, à savoir les «intuitifs»; d’autre part, ceux qui ne jurent que par la raison quand il s’agit de faire un choix, soit les «rationnels». L’expérience consistait à faire huit prédictions loin d’être évidentes, que ce soit le vainqueur d’American Idol, la météo, ou les variations de l’indice boursier Dow Jones à Wall Street.
Résultats? Tenez-vous bien, ils ont été remarquablement constants pour chaque prédiction : les intuitifs ont toujours fait de meilleures prédictions que les rationnels. En voici quelques exemples étonnants :
> Clinton-Obama : alors que les Américains se demandaient à l’époque qui allait l’emporter pour l’investiture démocrate (les sondages les disaient au coude-à-coude), 72% des intuitifs ont prédit que ce serait Barack Obama, alors que 64% des rationnels ont vu juste.
> American Idol : 41% des intuitifs ont fait une bonne prédiction, et seulement 24% des rationnels.
> Météo : quand il s’agit de prévoir le temps qu’il fera dans deux jours dans le secteur où ils habitent (code postal), 54% des intuitifs y parviennent avec justesse, et seulement 21% des rationnels.
> Dow Jones : les intuitifs sont plus proches de 30% des variations qui auront lieu dans la semaine qui suit que les rationnels. Et ce, que ce soit en période de forte volatilité de l’indice boursier à cause de la récession (printemps 2009) ou en période plus calme de reprise économique (automne 2010).
Comment expliquer un phénomène aussi curieux? Les trois chercheurs ont tout d’abord émis l’hypothèse que les personnes attentives à leurs émotions l’étaient aussi à celles des autres, et donc étaient amenées à être plus conscientes de ce que pensent un grand nombre de gens, si bien que leurs prédictions reflétaient une sorte de «sagesse populaire». Une sagesse populaire souvent proche de la vérité. Mais rapidement, ils ont considéré que cette hypothèse ne tenait pas la route, car elle ne permettait pas d’expliquer l’avantage des intuitifs dans plusieurs cas, comme celui concernant la météo.
Ils ont alors eu une autre idée : et si les intuitifs avaient dans le cerveau une espèce de «fenêtre privilégiée» donnant sur leur inconscient? Et par suite, un accès privilégié à des données que d’autres suppriment d’emblée, sans y songer une seconde? Des données on ne peut plus pertinentes?
«Prenons le cas de la météo. Les intuitifs sont bons pour prédire le temps dans la zone de leur code postal, mais pas à Beijing ou Melbourne. Prenons un autre cas : le championnat de football universitaire BCS. Seuls ceux qui avaient des connaissances dans ce sport et ce championnat ont été en mesure de faire des prévisions cohérentes, pas les autres. C’est donc le signe qu’il faut avoir accès à des données particulières pour exceller dans les prédictions», explique M. Lee.
D’où l’hypothèse de l’existence de ce que les trois chercheurs ont dénommé «l’effet oracle des émotions». Les émotions procurent à ceux qui les écoutent avec soin des informations qui font toute la différence, du moins entre ceux qui ont réfléchi pour faire leur prédiction et ceux qui ont juste eu un coup de bol.
Comment cet effet fonctionnerait-il, au juste? Une autre expérience en donne peut-être un aperçu, menée cette fois-ci par Tilmann Betsch, un professeur de psychologie de l’université d’Erfurt (Allemagne) passionné par l’intuition (cf. «Quand faut-il écouter votre intuition?»). Celui-ci a demandé aux participants d’émettre des hypothèses sur l’évolution d’actions en Bourse, en leur soumettant une très grande quantité d’informations boursières. Incapables de retenir tout ce qu’ils avaient lu, surtout dans un domaine qu’ils ne connaissaient guère, nombre de participants ont pourtant été capables d’émettre des hypothèses justes.
Comment expliquer ce mystère? M. Betsch estime que l’intuition permet d’intégrer des informations et de formuler un choix, alors que la raison intervient surtout lors de la recherche d’informations. En fonction de l’étape de la réflexion qu'on mène, l’intuition peut donc être plus ou moins efficace : dans une même situation, il peut être bon d'alterner des moments de raisonnement et d’autres de fonctionnement intuitif. «L’intérêt de l’intuition réside dans sa capacité à traiter très rapidement de multiples éléments d’information, sans avoir besoin d’un effort cognitif important», souligne M. Betsch.
En conclusion, on ne peut pas se fier à 100% à son intuition. Il nous faut parfois nous servir de la raison, parfois de l’intuition. C’est d’ailleurs ce qui explique qu’il nous est impossible de prédire le résultat d’un jet de dé, car seul le hasard intervient dans ce cas. En revanche, deviner ce qui va se produire dans un domaine que l’on connaît assez bien, voire très bien, devient du domaine du possible. Surtout si l’on se met à écouter davantage ses émotions. Bref, si l'on use de son flair…
En passant, une petite touche d’humour signée Mark Twain : «L’art de la prophétie est extrêmement difficile, surtout en ce qui concerne le futur»…
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