Marcher sur un fil de fer est une seconde nature pour David Baazov. S'il n'a jamais trébuché jusqu'ici, l'équilibriste n'a pas encore terminé sa traversée. L'acquisition improbable du numéro un mondial du poker en ligne par la société montréalaise a fait exploser son action en 2014, mais elle soulève une série de questions. Il y a notamment celle qui porte sur la nature de l'enquête ouverte par l'Autorité des marchés financiers sur Amaya en décembre. Et cette autre : Comment Amaya va-t-elle s'y prendre pour régulariser ses activités au Canada et ailleurs dans le monde ?
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En mettant la main sur Rational Group pour 4,9 milliards de dollars américains, David Baazov, 34 ans, a réalisé un coup de maître avec des cartes au mieux médiocres. Rational, qui exploite PokerStars, a réalisé un bénéfice de 420 millions de dollars américains sur un chiffre d'affaires de 1,1 G$ US en 2013, tandis que son acquéreur, Amaya, a essuyé la même année une perte nette de 30 M$ CA sur un chiffre d'affaires de 154,5 M$ CA.
Ce coup de maître a permis à Baazov de voir sa fortune personnelle frôler le milliard de dollars. Que Baazov ait réussi à boucler cette transaction improbable ne signifie pas pour autant qu'il a gagné son pari. Bien au contraire, le pari de Baazov porte sur la capacité d'Amaya de faire entrer dans l'économie légale et réglementée les casinos en ligne PokerStars et Full Tilt.
La bonne réputation d'Amaya, une société en Bourse canadienne, devait contribuer à renouveler l'image de Rational Group qui, établie sur l'île de Man, n'était pas dans les bonnes grâces des régulateurs américains.
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«Il semble démontrer une volonté de miser sur la réputation irréprochable d'Amaya pour revenir aux États-Unis en passant par l'avenue réglementée, comme en essayant d'obtenir une licence au New Jersey», soutient Jean-Paul Sabini, pdg d'Asturia Technologies qui conçoit des logiciels pour les casinos.
Alors que plusieurs casinos en ligne s'étaient retirés du marché américain en 2006, à la suite de l'adoption de l'Unlawful Internet Gambling Enforcement Act, PokerStars a décidé de continuer de servir ses clients américains à partir de l'île de Man. Cette décision a permis à l'entreprise de se hisser au premier rang des sites de poker dans le monde, mais a aussi valu à son fondateur Isai Scheinberg des accusations criminelles aux États-Unis. Dans les faits, la loi avait rendu illégal l'acceptation des paiements de joueurs américains sur un site de jeux de hasard en ligne.
En 2011, les accusions ont été déposées, forçant ultimement PokerStars à se retirer des États-Unis. Isai Scheinberg a alors confié les rênes de l'entreprise à son fils Mark qui, sans jamais avoir été accusé, a néanmoins versé 50 M$ US au gouvernement américain dans le cadre d'un règlement dans lequel il n'admettait aucune culpabilité. Son père, pour sa part, risque toujours la prison.
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Montrer patte blanche
À peine quelques semaines après la clôture de la transaction, Amaya se retirait de quelque 30 entités, dont le Soudan, le Vatican et Cuba, où les opérations de l'entreprise entraient dans une zone de gris juridique. Il s'agissait pour Amaya de montrer patte blanche devant les régulateurs (des jeux de hasard) avec lesquels elle travaille. Selon nos sources, cependant, ces 30 marchés semblent avoir été choisis davantage en raison de leur petite taille que pour la nature des risques juridiques auxquels l'entreprise se serait exposée en continuant d'accepter les paris de leurs résidents.
En effet, Amaya poursuit ses activités dans de nombreux marchés plus lucratifs, dont le Canada ou la Russie, où les risques juridiques sont aussi pressants, sinon plus. Au pays de Vladimir Poutine, PokerStars accepte toujours les mises des joueurs russes, même si le site Web a été placé sur la liste noire du Kremlin en 2014. Si la stratégie comporte des risques juridiques, il est à noter qu'Amaya n'est pas la seule société inscrite en Bourse à exploiter des casinos en ligne dans des juridictions où il y a un gris juridique concernant de telles activités.
«Il y un risque réglementaire, mais c'est un risque réglementaire surévalué, note le Montréalais Mitchell Garber, pdg de Caesars Acquisition Company, une société publique qui exploite des casinos en ligne dans l'État du New Jersey avec une licence, mais aucun dans des zones de gris juridique. Je pense que David [Baazov] prend la loi et les règlements très au sérieux. Il parle à tous les gouvernements des pays dans lesquels il a des consommateurs.»
Si le marché canadien ne représente qu'une fraction des revenus générés par Amaya, il s'agit d'un marché plus significatif que n'importe lequel des 30 pays abandonné par Amaya en 2014. Pourtant, il semble que les sites de jeu en ligne d'Amaya, PokerStars et Full Tilt, opèrent illégalement au Canada. «Au Québec, le seul site de jeux en ligne légal est Espacejeux», dit Marie-Claude Rivet, porte-parole de Loto-Québec.
Lorsque PokerStars était exploité à partir de l'île de Man, la société pouvait avancer qu'elle opérait dans une zone de gris juridique, ses activités étant entièrement légales sur son île. Néanmoins, l'acquisition de Rational Group a mis Amaya dans une situation pour le moins délicate. Le siège social de l'entreprise étant au Canada, tout indique que les activités des casinos en ligne d'Amaya pourraient lui valoir des poursuites en vertu du Code criminel canadien. Notamment, l'article 202 du Code criminel rend coupable d'une infraction quiconque «permet que soit gardé, exposé ou employé, dans quelque endroit sous son contrôle, un dispositif ou appareil destiné à inscrire ou à enregistrer des paris ou la vente d'une mise collective, ou une machine ou un dispositif de jeu ou de pari».
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Un statut intenable au Canada
Au Québec, Amaya se trouve dans une situation d'autant plus délicate qu'elle fournit les logiciels de jeux en ligne offerts par Loto-Québec sur son site Espacejeux.com de même que des tables de jeu à ses casinos. Cela ne l'empêche toutefois pas de concurrencer la société d'État en continuant d'accepter les paris des Québécois, au même titre que ceux des autres Canadiens.
Amaya, qui souhaite régulariser sa situation au Canada, fait valoir que, si PokerStars se retirait du Canada, ses clients ne feraient que rejoindre l'un ou l'autre des centaines de casinos en ligne établis à l'étranger qui acceptent les clients au Canada. Au Québec, où Espacejeux n'accapare que 22 % du marché qu'elle estime à 250 M$ seulement au Québec, le retrait d'Amaya pourrait rendre plus difficile la réglementation des casinos en ligne dans le futur. Alors que Québec a aujourd'hui l'occasion de négocier avec un interlocuteur disposant de parts de marché dominantes et situé sur son territoire, négocier avec des opérateurs étrangers détenant des parts de marchés minimes pourrait se révéler plus difficile et, potentiellement, moins profitable.
C'est à cause du pouvoir de marchandage que lui confère sa position dominante qu'Amaya a décidé de poursuivre ses opérations au pays, malgré les risques que cela comporte, tout en négociant avec les autorités provinciales. «Il a déjà rencontré plusieurs fois des représentants de chaque province au Canada ; ce qu'il veut, c'est faire sa part et payer ses taxes au Canada, alors que ses concurrents exploitent des casinos en toute impunité sans aucune présence au pays», soutient Morden Lazarus, avocat du jeu et proche collaborateur de Baazov depuis une décennie.
Le déménagement du siège social d'Amaya pourrait aussi peser dans la balance, à en croire Morden Lazarus. Selon l'avocat montréalais, Amaya déménagerait probablement son siège social si les négociations venaient à échouer.
Le fait que la plupart des employés d'Amaya sont désormais répartis entre l'île de Man et Londres milite en faveur d'un déménagement de l'autre côté de l'Atlantique. Qui plus est, la société, pour l'instant uniquement négociée à la Bourse de Toronto, a annoncé qu'elle vise à voir son titre se négocier sur une seconde Bourse, qui pourrait aussi bien être à Londres qu'à New York.
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Gris juridique à l'étranger
L'argumentaire d'Amaya n'est pas seulement valide au Canada, mais dans toutes les compétences où la société opère encore dans une zone de gris. Matthieu Escande, avocat spécialisé en droit international du jeu établi à Paris, considère que le risque juridique est bien réel pour les casinos en ligne qui opèrent sans licence dans plusieurs pays. «Contrairement à d'autres services, qui sont encadrés par des accords internationaux, le jeu est du ressort de l'ordre public national, explique le spécialiste. Le risque légal, pour les casinos en ligne, est donc important, car dans chaque pays où ils opèrent, il y a une législation différente à respecter et donc un risque potentiel de sanction pénale.»
Matthieu Escande observe néanmoins que la tendance à l'échelle mondiale est à la réglementation des jeux en ligne. Neil Linsdell, analyste chez Industrielle Alliance, abonde dans le même sens : «De plus en plus de pays tentent de réglementer le jeu en ligne sur leur territoire, de manière à mettre la main sur les revenus de taxe qui y sont associées». Le pari de David Baazov est de surfer sur cette vague avec Amaya.
L'incertitude qui plane autour d'Amaya en raison de l'enquête de l'AMF pourrait toutefois nuire à l'opération visant à laver plus blanc que blanc les casinos en ligne de Rational Group. L'AMF se refuse à tout commentaire sur la nature de l'enquête qu'elle a entamée en décembre. Amaya, pour sa part, a publié un communiqué précisant que l'enquête portait sur des transactions sur le titre d'Amaya liées à son acquisition de Rational Group et non sur les agissements de la société elle-même.
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Le marché américain s'annonce difficile
Si le marché canadien ne pèse pas lourd sur l'échiquier mondial, le marché américain, pour sa part, pourrait faire exploser les revenus d'Amaya si la société parvenait à y réintroduire PokerStars. À l'heure actuelle, les jeux de hasard en ligne ne sont légaux qu'au Nevada, au Delaware et au New Jersey, et rien ne dit qu'Amaya pourra obtenir une licence dans chacun de ces États.
Au New Jersey, par exemple, seuls les casinos exploitant un établissement physique dans l'État peuvent offrir des jeux en ligne. En 2013, lorsque Rational Group avait établi un partenariat avec Resorts Casino Hotel pour répondre à cette exigence, le New Jersey avait refusé d'accorder une licence à PokerStars parce qu'Isai Scheinberg, faisant face à des accusations aux États-Unis, était toujours lié à Rational. L'acquisition de Rational par Amaya devait permettre au partenariat, qui est toujours sur la table, d'aller de l'avant. Toutefois, cinq mois après la clôture de la transaction, c'est toujours le silence radio au New Jersey.
Dans un contexte où les marges d'Amaya en Europe sont sous pression à cause de l'augmentation des taxes perçues sur le jeu en ligne, l'avocat américain spécialiste des jeux de hasard et ancien pdg de TableMax, Stephen A. Crystal, considère que la croissance d'Amaya ne peut venir que des États-Unis : «Mon expérience me dit qu'Amaya n'aurait pas acheté PokerStars à moins d'avoir établi avec les régulateurs américains une feuille de route pour réintroduire la marque aux États-Unis», dit l'homme d'affaires.
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Neil Linsdell, pour sa part, ne voit pas le marché américain comme une source de croissance pour Amaya, à court terme. «Je n'attends rien de significatif du côté du marché américain au courant des deux prochaines années. Les investisseurs qui s'attendent à une solution rapide venant des régulateurs américains risquent d'être déçus. L'expérience du New Jersey, où les attentes étaient élevées, s'est révélée décevante, l'État n'ayant perçu qu'une fraction des recettes fiscales escomptées.» L'expérience du New Jersey pourrait en effet refroidir les ardeurs des autres États qui ont jonglé avec l'idée de légaliser les jeux de hasard en ligne.
Ainsi, au courant des prochains mois, la croissance d'Amaya devrait provenir de la diversification des jeux offerts à ses clients. Le leader du poker en ligne a déjà présenté une gamme de jeux de casino diversifiée à ses clients en Espagne, une offre qui devrait être étendue à d'autres marchés. Amaya compte aussi faire une incursion dans le lucratif marché des paris sportifs. Pour parvenir à livrer la croissance à laquelle s'attendent les investisseurs d'Amaya, le pouvoir de persuasion de David Baazov ne suffira pas. L'homme d'affaires montréalais devra prouver qu'en plus d'être un négociateur d'exception, il est capable de faire croître à l'interne une multinationale. Et il devra y parvenir tout en faisant de beaux yeux aux régulateurs, en évitant de voir ses activités au Canada déboucher sur des poursuites et en collaborant avec les enquêteurs de l'AMF.
4,2 G$: Capitalisation boursière d’Amaya Gaming Group. Source : Bloomberg
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