BLOGUE. Vous l’avez sûrement déjà entendu ad nauseam : l’avenir appartient exclusivement à ceux qui sauront briller par leur créativité. Pas vrai?
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Le hic? C’est que tout le monde y va de sa propre solution pour développer la créativité au sein d’une équipe ou d’une entreprise, et du coup, plus personne ne sait quoi faire au juste pour se montrer vraiment créatif. Il y a des experts qui préconisent de bannir les brainstormings, d’autres qui au contraire recommandent d’y recourir de manière plus originale (les fameux petits chapeaux de couleurs de De Bono…); d’autres qui conseillent de penser out-of-the-box, d’autres, à l’inverse, inside-the-box; d’autres encore, de faire des petits dessins ou des collages; d’autres, de veiller à son alimentation, car pas d’idée saine sans un corps sain; d’autres, de se lever le matin du pied gauche, pas du pied droit, histoire de changer ses routines corporelles, et donc mentales; etc. C’est sans fin!
Qui a raison? Qui a tort? Allez savoir! Et si aucun de tous ces trucs d’experts n’était vraiment valable… Et si, dans le fond, il n’était pas si important que cela d’être soi-même si créatif que ça…
C’est ici que l’on peut percevoir toute la pertinence d’un phénomène qui est né au tournant du millénaire, sous la houlette des chercheurs d’origine indienne CK Prahalad et Venkat Ramaswamy, avec leur article Co-Opting Customer Competence paru dans la Harvard Business Review : la co-créativité. De quoi s’agit-il? Grosso modo, une entreprise fait de la co-créativité quand elle fait appel à d’autres ressources que les siennes pour mettre au point un nouveau produit ou service, et en particulier quand elle sollicite pour cela sa propre clientèle. L’idée est très simple : au lieu d’engager une multitude de personnes créatives et de les faire plancher sur différents projets des mois durant, il suffit de faire appel à l’intelligence et à la créativité collective des consommateurs pour répondre au mieux à leurs nouveaux besoins.
Trop simple pour être vrai? Non, pas du tout. Un exemple lumineux a été présenté hier à ce sujet par le Français Guy Parmentier, chercheur à l’ESC Chambéry, en Savoie, dans le cadre d’une passionnante conférence des HEC Montréal sur le thème Repenser la créativité. L’exemple de TrackMania…
À l’origine, TrackMania est un jeu vidéo de course de voitures lancé en 2003 sur PC par le studio français Nadeo. Son originalité consistait, entre autres, à offrir une expérience de jeu inédite (absence de collisions entre les voitures, etc.) et surtout à permettre aux joueurs de personnaliser le jeu à l’extrême. Ainsi, chaque joueur pouvait fabriquer sa propre voiture de course avec les différents éléments proposés, et même la piste de course. Il pouvait alors courir après le chronomètre : pas de concurrents en piste, mais un temps de référence à battre (le «Temps Nadeo»), des voitures «fantômes» représentant le temps à battre pour permettre de visualiser le chronomètre. En accumulant les performances, le joueur accumulait de l’argent virtuel (les «coppers»), qui donnaient droit à l’achat de nouveaux éléments (pour la voiture, pour le circuit, etc.), et par suite permettait de vivre des expériences de jeu de plus en plus palpitantes.
Le jeu s’est vite vendu à plus de 100 000 exemplaires. Puis, les mois et les années passant, Nadeo a lancé de nouvelles versions de TrackMania (Power Up! en 2004, Sunrise en 2005, etc.), misant de plus en plus sur le mode multijoueurs et la communauté de fans du jeu. Le studio d’Issy-les-Moulineaux, qui ne comptait qu’une vingtaine d’employés, a pris tout le monde de surprise en rendant son jeu gratuit et en invitant les joueurs à l’améliorer par eux-mêmes et à partager leurs trouvailles avec les autres. Il a fait ce que tout le monde appréhende de faire : solliciter la génération de contenu par les utilisateurs. Une appréhension que vous avez sûrement, n’est-ce pas?
Eh oui, faut-il être fou pour confier son produit ou son service à des inconnus? Ne vont-ils pas tout changer et semer le chaos dans vos affaires? La concurrence ne va-t-elle pas en profiter pour vous piller, voire vous saboter? Dans quelle mesure cela peut-il donner de bons résultats? Et même des résultats qui dépasseraient vos espoirs les plus secrets? Autant d’interrogations dont nul n’a la réponse, qui font que, vous comme moi, avons le réflexe de freiner des quatre fers dès qu’on entend le mot de «co-créativité»…
Et pourtant, il semble que notre peur soit sans fondement, si l’on en croit la présentation de M. Parmentier. De fait, Nadeo a recueilli toutes les suggestions et autres innovations apportées par la communauté des joueurs par d’habiles moyens. Le studio a mis en place des forums de discussion, surveillé ce qui se faisait en ligne avec son jeu, et même organisé des compétitions, histoire de motiver encore davantage la créativité des passionnés de TrackMania. Puis, il s’est servi des meilleures trouvailles pour lancer une nouvelle version du jeu, elle payante. Résultats? Un chiffre parle de lui-même : il y a aujourd’hui 15 318 650 joueurs inscrits en ligne à TrackMania; on est bien loin des 100 000 premiers acheteurs… Et pour finir, Nadeo a été acheté par Ubisoft en 2009, au gros prix, sans nul doute…
M. Parmentier a décortiqué la recette du succès de Nadeo. Elle tient en 6 étapes, d’après lui :
1. Ouverture. Il convient de confier une «boîte à outils» aux utilisateurs, mais surtout, une boîte à outils facile d’usage, car sinon ils ne s’en serviront jamais.
2. Association. Il faut ensuite mettre en place un moyen de communication avec les utilisateurs, comme un forum de discussion en ligne, des rencontres en personnes régulières, etc.
3. Animation. Il importe d’animer les échanges au sein de la communauté qui travaille avec votre boîte à outils, sans quoi cette communauté va vite péricliter (Nadeo, lui, a instauré des compétitions «officielles» dans lesquelles les joueurs pouvaient faire concourir leurs prototypes…).
4. Intégration. Une fois les meilleures trouvailles des utilisateurs identifiées, il faut les transférer à votre produit ou votre service.
5. Théorisation. Survient alors le moment de réfléchir sur toute l’opération et sur ce qu’elle est en train de donner. L’idée est de mener une réflexion commune sur ce vers quoi devrait tendre le nouveau produit ou service, réflexion partagée avec la communauté d’utilisateurs.
6. Généralisation. Enfin, il faut lancer l’innovation ainsi trouvée, en ayant en tête l’objectif d’élargir de la sorte votre clientèle.
Cela a fonctionné à merveille pour Nadeo, peut-être cela pourrait-il aussi bien se passer pour vous, si vous aviez le cran de vous lancer dans la co-créativité. Qu’en pensez-vous?
L'écrivain belge Jacques Sternberg a dit dans Vivre en survivant : «Rien ne tue plus sûrement la pensée, la créativité, le rêve, la lucidité ou le délire que le travail intensif, l'efficience, l'amour frénértique du gain, la course au profit et aux boulots profitables»…
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