BLOGUE. Mouammar Kadhafi est mort hier. Les circonstances exactes de sa mort ne sont pas encore connues, mais il semble qu’il ait été capturé vivant, puis exécuté, par des combattants des forces du Conseil national de transition (CNT).
Des images diffusées jeudi par la chaîne Al-Jazira montraient l’ex-dirigeant de la Libye vivant et blessé au moment de sa capture, des combattants du CNT le soutenant et tentant de le maintenir sur ses pieds alors qu'il semblait leur crier quelque chose. Tête nue, revêtu d'un treillis, il avait du sang sur le visage et les épaules.
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D’autres images, de l'AFP, montraient Mouammar Kadhafi hissé sur le capot d'une voiture surchargée de combattants surexcités, tirant en l'air pour manifester leur joie. Impossible alors de savoir s’il était vivant ou mort. Peu après, Abdel Hafez Ghoga, le porte-parole officiel du CNT à Benghazi, a indiqué aux médias : «Nous annonçons au monde que Kadhafi a été tué aux mains des révolutionnaires».
Voilà comment a fini Mouammar Kadhafi. D’après les combattants du CNT qui lui ont mis la main dessus, il tentait de fuir Syrte, sa ville natale, et se dissimulait dans des conduites de béton au moment de sa capture. L’image est révélatrice : il filait comme un rat traqué dans des canalisations…
Faut-il se réjouir de la fin du tyran? Faut-il plutôt déplorer l’exécution arbitraire d’un être humain? Faut-il crier de joie en chœur avec les Libyens? Ou s’indigner de tels réjouissements? Difficile à dire… En revanche, il convient, me semble-t-il, de prendre le temps de réfléchir sur les leçons de cette fin déplorable pour un leader. De fait, qui souhaiterait se faire ainsi renverser par son équipe – en l’occurrence, le peuple libyen –, et même froidement exécuter? Personne.
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Dès lors se pose la question suivante : «Qu’aurait dû faire Mouammar Kadhafi pour éviter le cauchemar qu’il a vécu?». Je suis sûr que vous avez votre propre réponse à cette interrogation. Voici la mienne : il aurait dû lire Francis Bacon.
Francis Bacon? Il s’agit d’un homme d’État britannique qui a vécu au tournant du 16e siècle et qui se piquait de philosophie. Il est généralement considéré comme l’un des pionniers de la pensée scientifique moderne, de par son approche rigoureuse et logique dans l’analyse des faits, mais il a aussi rédigé un livre exceptionnel, Essais de morale et de politique.
Curieusement, ses Essais sont aujourd’hui peu analysés en université, et de manière générale, très peu lus, alors qu’ils rivalisent avec d’autres qui sont considérés comme des classiques (Machiavel, etc.). Ils sont constitué de courts chapitres sur des thèmes à portée philosophique, mais orientés de telle sorte qu’ils peuvent fournir de bons conseils aux dirigeants : «De la vérité», «De la ruse et de la finesse», «De l’ambition», «De la vanité ou de la vaine gloire», etc. L’un des chapitres aurait dû être lu par Mouammar Kadhafi : «Des troubles et des séditions» (cf. le PDF ci-joint). En voici quelques passages…
«Il importe aux pasteurs du peuple de bien connaaître les pronostics de ces tempêtes qui peuvent s’élever dans un État, et qui sont ordinairement plus violentes quand les partis opposés qui les excitent approchent de l’égalité; à peu près par la même raison que les tempêtes vers les équinoxes sont plus violentes que dans tout autre temps. Or, avant que les troubles et les séditions éclatent dans un État, certains bruits sourds et vagues, signes du mécontentement général, les présagent, comme dans la nature le vague murmure d’un vent souterrain et le sourd mugissement des flots qui commencent à se soulever annoncent la tempête.
«Souvent aussi, dit le poète, en lui découvrant les secrets mécontentements, il lui annonce que la sédition approche; souvent, en lui révélant les complots qu’on trame sourdement contre lui, il lui prédit la guerre ouverte dont il est menacé.
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«Des libelles et des discours licencieux contre le gouvernement se multipliant rapidement et devenant publics, de fausses nouvelles tendant à blâmer ses opérations, se répandant de tous côtés et crues trop aisément, voilà des présages de troubles et de séditions. (…)
««Le mécontentement public est si grand qu’on lui reproche également et le bien et le mal qu’il fait», observe Tacite. Mais, de ce que ces bruits dont nous parlons sont un présage de troubles, il ne s’ensuit point du tout qu’en prenant des mesures très sévères pour les faire cesser on préviendrait ces troubles; car souvent, lorsqu’on a le courage de les mépriser, ils tombent d’eux-mêmes, et toutes les peines qu’on se donne pour les faire cesser ne servent qu’à les rendre plus durables.
«De plus, certains genres d’obéissance dont parle Tacite doit être suspect : «Ils demeuraient tous dans le devoir, dit-il, de manière toutefois qu’ils étaient plus disposés à raisonner sur les ordres du gouvernement qu’à les exécuter». En effet, discuter ces ordres, se dispenser par des excuses de les exécuter, ou les éluder par des plaisanteries, ce sont autant de manières de secouer le joug, autant d’essais de désobéissance, surtout lorsque ces raisonneurs qui défendent le gouvernement parlent bas et avec timidité, tandis que leurs opposés parlent haut et avec insolence.»
Ainsi, il existe des signes avant-coureurs de tout mouvement de sédition, mais il arrive trop souvent que le leader ne les perçoivent pas et même se refuse à les voir. Comment remédier à un tel problème? Francis Bacon prône une approche en trois points…
1. Les causes de séditions
«Les séditions ont deux principales causes matérielles, savoir : une grande disette et de grands mécontentements (un grand nombre de nécessiteux et de mécontents); car il n’est pas douteux qu’autant il y a d’hommes ruinés ou obérés dans un État, autant il y a de votants pour la guerre civile. (…) Si ce grand nombre d’hommes ruinés, obérés et nécessiteux se trouve en même temps dans les hautes classes et parmi le bas peuple, le danger n’en est que plus grand et plus imminent; car les pires révoltes sont celles qui viennent du ventre. Quant aux mécontentements, ils sont dans le corps politique ce que les humeurs corrompues sont dans le corps humain, leur effet ordinaire étant aussi d’exciter une chaleur excessive et d’y causer une inflammation. (…)
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«Le prince ou le gouvernement ne doit pas juger du péril par l’importance ou la réalité des griefs tendant à soulever la multitude; car lorsque la crainte est beaucoup plus grande que le mal, les mécontentements publics n’en sont que plus dangereux, attendu que la douleur a une mesure, au lieu que la crainte n’en a point; sans compter que dans les cas où l’oppression est portée à son comble, cette oppression même qui a lassé la patience du peuple lui ôte le courage et le pouvoir de résister; mais il n’en est pas de même lorsqu’il n’a que des craintes. (…)»
2. Les motifs des séditions
«Les motifs le plus ordinaires des séditions sont les grandes et soudaines innovations par rapport aux coutumes, les infractions de privilèges et d’immunités, l’oppression générale, l’avancement des hommes sans mérite, (…) l’arrivée d’une multitude d’étrangers (…); en un mot, tout ce qui peut irriter le peuple et coaliser un grand nombre de mécontents en leur donnant un intérêt commun.»
3. Les remèdes aux séditions
«Quant aux remèdes, il en est de généraux, mais pour opérer une cure complète et radicale, il faut appliquer à chaque espèce de maladie de ce genre de remède qui lui est propre, et par conséquent faire beaucoup plus de fond sur la prudence personnelle de ceux qui gouvernent que sur des préceptes et des règles fixes.
«Le premier de tous ces remèdes, c’est d’ôter ou de diminuer, autant qu’il est possible, la pauvreté, la disette qui se fait sentir dans un État. (…) Le gouvernement doit surtout prendre des mesures pour empêcher que tout l’argent comptant du pays ne s’accumule dans un petit nombre de mains; autrement un État pourrait mourir de faim au sein de l’abondance, l’argent, ainsi que le fumier, ne fructifiant qu’autant qu’on a soin de l’épandre. (…)
«Laisser à un peuple la liberté de se plaindre et d’exhaler sa mauvaise humeur (pourvu toutefois que ces plaintes ne soient pas poussées jusqu’à l’insolence et à la menace) est encore un ménagement salutaire; car si vous répercutez les humeurs vicieuses et déterminez le sang de la blessure à couler au-dedans, vous y occasionnerez des ulcères malins et de mortels aposthumes.»
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«Il est encore un autre moyen pour ramener les esprits lorsqu’ils sont aliénés et pour assoupir les mécontentements : c’est de faire jouer à Prométhée le rôle d’Épiméthée, car il n’est point de remède plus efficace. Dès qu’Épiméthée, dit la fable, vit que tous les maux étaient sortis de la boîte de Pandore, il laissa tomber le couvercle, et par ce moyen l’espérance resta au fond de la boîte. En effet, amuser les hommes en les berçant d’espérances, et les mener avec dextérité d’une espérance à l’autre, est le plus sûr antidote contre le poison du mécontentement. (…)
«Une autre méthode, fort connue, mais qui n’en est pas moins sûre, c’est de n’épargner aucun moyen pour empêcher que le peuple ne se porte vers quelque personnage distingué qui puisse lui servir de chef, en former un corps régulier et diriger tous ses mouvements. J’entends par chef un homme d’une naissance illustre, jouissant d’une grande réputation, assuré de la confiance du parti mécontent, ayant lui-même des sujets particuliers de mécontentement, et vers lequel par conséquent le peuple tourne naturellement les yeux. Lorsqu’un personnage si dangereux se trouve dans un État, il faut tout faire pour le gagner, l’engager à se rapprocher du gouvernement, et l’y attacher, non pas en passant, mais fortement et par des avantages solides qu’il ne puisse espérer du parti opposé; ou, si l’on n’y peut réussir, il faut lui opposer quelque autre sujet distingué dans le même parti, et qui puisse, en partageant avec lui la faveur populaire, balancer son influence. C’est la méthode de diviser et de morceler. (…)
«Enfin, les princes doivent avoir toujours auprès d’eux, à tout événement, un ou plusieurs personnages distingués par leur courage ou leurs talents militaires et d’une fidélité éprouvée, pour étouffer les séditions dès le commencement. Sans cette ressource, une cour prend trop aisément l’épouvante lorsque les troubles viennent à éclater. (…) Il faut que ces généraux soient d’une fidélité plus assurée que ceux du parti populaire; autrement le remède serait pire que le mal.»
Des conseils, j’en suis sûr, que parlent au leader que vous êtes, ou du moins qui sommeille en vous… Pas vrai?
Pour finir, un tout dernier extrait des Essais de Francis Bacon, tiré du chapitre intitulé «De la souveraineté et de l’art de commander» : «Les princes sont assiégés de difficultés sans cesse renaissantes et quelquefois insurmontables, mais la plus grande de toutes est dans leur propre caractère; car le défaut le plus ordinaire des princes, comme l’observent Tacite et Salluste, c’est d’avoir en même temps des volontés contradictoires : c’est là le solécisme le plus fréquent du souverain; il ne peut souffrir l’exécution de l’ordre qu’il vient de donner lui-même, il veut la fin et ne peut endurer le moyen»… Tout bonnement prodigieux d’intelligence! Chapeau bas.
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