BLOGUE. Elle est insidieuse, pour ne pas dire sournoise, la plupart du temps. Elle s'approche de vous, l'air de rien, et vous saute dessus, sans prévenir. Avec la ferme intention de vous faire mal, voire de vous détruire. Qui ça? L'incivilité, qui rôde toujours là où il y a de l'ombre au bureau.
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L'incivilité? C'est à première vue un infime manque de politesse, un «bonjour» qu'un collègue semble oublier de retourner, ou bien un «merci» qui ne vient jamais. À mieux y regarder, c'est aussi un ton de voix qui se fait soudain désagréable, peut-être même autoritaire. C'est encore une remarque blessante lancée à la volée, sous le masque de la plaisanterie. C'est enfin, à son paroxysme, la critique ouverte, aux yeux de tous, digne d'une déclaration de guerre.
L'ennui, avec l'incivilité, c'est qu'elle est en général perçue comme une bête rivalité entre deux collègues, comme une chicane qui s'envenime et qui, pour se résoudre, doit passer par un arrangement entre les personnes concernées. Bref, on ferme les yeux, on se bouche les oreilles, et on croise les doigts pour que les deux "emmerdeurs" en arrivent à une trêve, c'est-à-dire à une paix provisoire qui permet à tout le monde de travailler normalement. Oui, on s'en lave les mains tant qu'on n'est pas directement concerné.
Pourquoi pas, me direz-vous. Le hic, c'est que l'incivilité à des répercussions que l'on n'imagine même pas. Pour les deux personnes concernées, bien entendu, mais aussi pour leurs collègues, et même pour toute l'entreprise pour laquelle ils travaillent.
Je l'ai appris grâce à une étude intitulée Emotional and behavioral responses to workplace incivility and the impact of hierarchical status. Celle-ci est signée par Christine Porath, professeure de management à l'École de commerce McDonough (États-Unis), et Christine Pearson, professeure de leadership à l'École de management Thunderbird (États-Unis). Elle réserve quelques surprises à ceux qui, jusqu'à présent, n'accordaient guère d'attention à l'incivilité…
Ainsi, les deux chercheuses américaines ont demandé à 137 étudiants en MBA d'une université du Midwest de bien vouloir répondre à un questionnaire détaillé sur les expériences d'incivilité qu'ils ont déjà subi au travail. Les participants travaillaient en entreprise en moyenne depuis quatre années et demie, et leur âge médian était de 30 ans : tous avaient quelque chose à raconter.
Mmes Porath et Pearson ont appris de la sorte que :
> Dans 70% des cas, l'auteur de l'acte d'incivilité était un homme.
> Dans 58% des cas, c'était un supérieur hiérarchique.
> Dans 8% des cas, un collègue du même niveau hiérarchique qu'eux.
> Dans 34% des cas, un subordonné.
Elles ont également noté que la grande majorité des réactions à l'acte d'incivilité pouvaient se ranger dans trois catégories distinctes :
> La colère.
> La peur.
> La tristesse.
Puis, elles se sont penchées sur les conséquences des différentes réactions adoptées face aux actes d'incivilité. Les conséquences directes et indirectes, c'est-à-dire les conséquences auxquelles on ne songe pas un instant, en particulier lorsqu'on est impliqué dans les événements. Et c'est là qu'elles ont fait de sacrées trouvailles…
1. Les plus en colère. Ceux qui sont le plus en colère sont aussi ceux qui réagissent le plus fortement à l'acte d'incivilité, sans trop réfléchir aux conséquences. Cela étant, ils se retiennent dans un cas seulement : lorsque l'auteur de l'acte d'incivilité est un supérieur hiérarchique ; du coup, ils reportent leurs foudres sur d'autres cibles, souvent sur des collègues ou sur l'entreprise elle-même, dont ils ne cessent dès lors de dire du mal à qui veut bien les écouter.
2. Les plus effrayés. Ceux qui ressentent de la peur à cause de l'acte d'incivilité sont, eux, les plus prompts à riposter indirectement, par exemple, en se mettant à répandre une sale rumeur sur leur agresseur. Ils sont aussi les plus susceptibles à demander une mutation, à se mettre à faire de l'absentéisme, et – pour les plus effrayés par l'acte d'incivilité – à carrément aller voir si l'herbe est plus verte ailleurs, histoire de s'éloigner de leur ennemi.
3. Les plus tristes. Quant à ceux qui éprouvent une grande tristesse, leurs pensées sont obnubilées par l'absentéisme, voire la démission. Et ce, à plus forte raison lorsqu'ils ont un niveau hiérarchique inférieur à celui de l'agresseur.
«Les réactions à l'incivilité sont nettement plus importantes que ce que l'on croit a priori. Surprises, souvent démunies et laissées toutes seules face à leur agresseur, les victimes réagissent souvent par la fuite. Ce qui a un coût direct pour la victime, pour l'équipe où elle œuvrait – qui perd probablement un élément important –, et même pour l'entreprise en général, notamment quand les victimes se mettent à dire du mal d'elle», disent les deux chercheuses dans leur étude. Et de souligner : «D'où l'importance vitale pour les managers et leur entreprise de s'intéresser davantage aux actes d'incivilité qui surgissent toujours, ici et là».
C'est que les périls sont nombreux, comme l'indiquent Mmes Porath et Pearson :
> Ceux qui relèvent le gant mettent ainsi en danger leur réputation professionnelle, leur efficacité au travail, ou encore leur engagement envers l'entreprise. Ils peuvent, en effet, être perçus comme l'agresseur, les piques de l'autre ayant pu passer inaperçues de la plupart des autres. Et rien ne dit qu'ils vont sortir grands gagnants du combat qui s'engage : c'est bien connu, dans un conflit, il n'y a que des perdants.
> Ceux qui, craignant de s'en prendre directement à leur agresseur, se mettent à critiquer tout ce qui bouge autour d'eux courent le risque de se fâcher avec d'autres. Leur rancœur peut se retourner contre eux, au détriment de leur carrière.
> Ceux qui se mettent à déprimer, la vie gâchée par leur agresseur, vont finir par se faire taper sur les doigts à cause de leurs absences répétées. La confiance que les autres avaient en eux va se détériorer, et par suite, leur avancement professionnel va se mettre à ralentir inexorablement.
Faut-il pour autant en conclure que les agresseurs sont toujours les vainqueurs du combat qu'ils ont initié? Non, bien sûr. Ils ne le sont que si les managers et l'entreprise les laisse faire.
La conclusion est on ne peut plus simple :
> Qui entend voir ses employés briller doit veiller aux coins d'ombre du bureau.
En passant, le philosophe grec Démocrite disait : «La parole est l'ombre de l'action».
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