Elles remboursent leurs dettes, font grossir leur épargne et se paient du luxe ! Trois familles expliquent leur approche financière.
Elle fait rêver, la grande maison de campagne à la façade blanche, campée sur un terrain boisé de 240 000 pieds carrés en banlieue de Sainte-Foy. Ceux qui y entrent, par contre, sont surpris de voir que les portes de la penderie de l'entrée ont été remplacées par une couverture. «Les enfants ont cassé les portes en dansant !» explique en riant Stéphanie Dodier, une adjointe administrative de 39 ans. Le détail n'est pas anodin. Stéphanie et son conjoint, Francis Ouellet, 40 ans, sont des maîtres es budget. Leur plan est rigoureusement établi. Et ils ne s'en écartent jamais. «Le remplacement des portes n'était pas prévu. Ça peut attendre», dit Francis, un programmeur chez Desjardins. Francis et Stéphanie ont préféré maintenir le cap sur leur voyage dans le Sud qu'ils ont fait cet automne avec leurs petits danseurs de six, sept et huit ans.
Résultat de cette discipline ?
Outre une hypothèque qui sera remboursée dans cinq ans, le ménage n'a pas un sou de dette, plus de 100 000 dollars en REER, 23 000 dollars accumulés dans les REEE des enfants... et bien des souvenirs de voyage en tête. Tant pis pour les portes du placard !
En regard des statistiques sur la situation financière des Canadiens, cette discipline financière a quelque chose de suranné. Selon Statistique Canada, l'endettement des Canadiens s'élève aujourd'hui à 148 % de leurs revenus. Au Québec, cela se traduit par une dette moyenne de 65 000 dollars par ménage, calcule Desjardins, ce qui comprend la dette hypothécaire. C'est 40 000 dollars de plus qu'en 2000. De plus, 15 % des familles doivent plus de 150 000 dollars à leurs créanciers, cinq fois plus qu'il y a dix ans. On pourrait rétorquer, avec raison, que l'hypothèque compte pour beaucoup dans ces augmentations, stimulées par de faibles taux d'intérêt. C'est vrai qu'au catalogue de l'endettement, l'hypothèque a meilleure réputation que les dettes de consommation. Ce qui ne rend pas ce type d'endettement plus inoffensif, ni les propriétaires moins vulnérables. En effet, selon un sondage de l'Association des conseillers hypothécaires accrédités, un Canadien sur trois reconnaît qu'il ne serait pas en mesure d'absorber une hausse de 300 dollars sur son paiement hypothécaire mensuel. Sur une hypothèque de 250 000 dollars, il suffirait que les taux d'intérêt passent de 4,5 à 6,5 % pour que ces emprunteurs soient incapables de payer.
«Les gens calculent des budgets serrés, sans tenir compte du fait que les taux pourraient remonter un jour ou que leur ménage pourrait subitement perdre un revenu à la suite d'une mise à pied», remarque Anne-Marie Girard-Plouffe, planificatrice financière chez Option Fortune.
Indispensables compromis
Dans ce contexte, c'est quoi la famille qui s'enrichit ? Ce sont les Dodier-Ouellet, qui respectent leurs capacités financières sans sacrifier leur qualité de vie. Leur bas de laine prend de l'ampleur chaque année et leur dette diminue. La bonne nouvelle : il n'est pas nécessaire de compter deux revenus dans les six chiffres pour y parvenir.
François Morency, planificateur financier, prodigue depuis des années le même conseil : «L'essentiel est de déterminer ce qui est vraiment important pour vous et de faire des compromis sur le reste, dit-il. Tout vouloir tout de suite est le meilleur moyen d'hypothéquer vos plaisirs de demain.»
Carl Dupuis et Kim Hanh Pham ont décidé que l'important pour eux était l'éducation de leurs quatre enfants, leur maison et leurs activités de plein air. Cadre supérieur dans une entreprise de métallurgie, Carl gagne bien sa vie. Son salaire est élevé (il n'a pas voulu qu'on le publie, pas plus que le nom de son employeur). Sans compter qu'il a travaillé pendant cinq ans à l'étranger, années durant lesquelles une bonne partie de ses dépenses étaient défrayées. Il est rentré au Québec avec un pactole !
Cela ne l'empêche pas d'utiliser encore ses skis de fond achetés dans les années 1980. «Des skis de compétition», dit fièrement cet originaire du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Également adepte de la course à pied, Carl Dupuis n'a pas succombé à un sport pour lequel il est pourtant bien équipé : acheter. «Cela ne m'intéresse pas.» Et les enfants sont prévenus : ils ont intérêt à avoir de bonnes raisons avant de demander quelque chose à leur parents.
Le père de famille a trois critères pour déterminer ses besoins : «Le nombre de fois que je vais utiliser cet objet, ce qu'il m'apportera de plus et s'il y a d'autres options disponibles à meilleur prix.» Les mêmes critères s'appliquent à tous les achats de la maisonnée. C'est ainsi que le couple a opté pour une fourgonnette Honda, en 2008, alors qu'il a les moyens d'acheter un véhicule beaucoup plus luxueux.
Pingre ? Au contraire. Le couple n'hésite pas à investir 30 000 dollars dans l'éducation des enfants chaque année. Les trois plus vieux vont à l'école privée et prennent des cours de musique.
L'année passée, ils ont déboursé 730 000 dollars pour acheter une maison dans un quartier cossu de Brossard. L'intérieur est simplement aménagé. On remarque surtout les jouets des enfants, parterre. Le coussin accumulé à l'étranger a servi en grande partie à financer cet achat, mais Carl Dupuis a dû insister pour que le banquier leur accorde une hypothèque avec une échéance de cinq ans. «Il a fallu argumenter pour obtenir un terme aussi court. Je voulais payer le moins d'intérêt possible à la banque», se rappelle-t-il.
L'Asie ou le restaurant ?
Isabel Julien et Dominique Gilliéron, eux, vivent avec leurs trois enfants de cinq, huit et dix ans dans un petit split-level, à Châteauguay. À deux, ils gagnent entre 110 000 et 140 000 dollars par an, selon les revenus d'Isabel, pigiste en relations publiques. C'est plus que la moyenne des ménages québécois, mais il n'y a pas là de quoi émouvoir les «indignés». C'est la vraie classe moyenne. «Nous mettons entre 15 et 20 % de nos revenus nets de côté en prévision de notre retraite, des études des enfants et de notre voyage en Asie», dit Dominique, 40 ans. Tout se fait par prélèvements automatiques. Chacun de leur côté, Isabel et Dominique accumulent des sommes dans un REER, des REEE et des obligations d'épargne. Le voyage en Asie aura lieu dans quatre ans et durera de six à huit semaines. Il sera payé avec l'argent accumulé dans les obligations, dont les échéanciers ont été choisis en fonction de l'année de leur départ.
«Le projet de voyage nous aide à résister à la dépense», explique Dominique, fonctionnaire au gouvernement fédéral. En se concentrant sur ce projet, le ménage évite toute dépense qui pourrait le compromettre, ou même le retarder.
Pour parvenir à économiser 20 % de leurs revenus, les membres du ménage ont fait des choix. Ils ont acheté leur maison en fonction de la proximité des services. «On peut marcher partout d'ici : à l'école, à la bibliothèque et au centre d'achat», dit Isabel. Cette décision a permis à la famille de se contenter d'une seule voiture.
Ils sont aussi des adeptes des biens de deuxième main. Dominique et Isabel visitent Kijiji ou les PAC pour trouver ce dont ils ont besoin, qu'il s'agisse d'un meuble ou d'une tente-caravane. «Cela demande plus de patience, puisqu'il faut fouiller, reconnaît Isabel. Par contre, cela rend nos acquisitions plus chaleureuses, parce que nous rencontrons des gens.» Ainsi, Isabel et Dominique ont appris le surnom de la tente-caravane qu'ils ont achetée d'un couple de plus de 70 ans - et ils ont hérité de leur livre de recettes de camping !
Résister au regard du voisin
Ces trois familles ont des situations différentes et chacune d'entre elles a développé sa propre approche. Toutefois, elles ont plusieurs points communs. Elles connaissent leurs vrais besoins et font des choix. Comme elles savent ce qui leur tient le plus à coeur, elles se laissent moins influencer par le marketing et la publicité. Elles ne succombent pas facilement à l'appel de la consommation. La marque de leurs vêtements n'est pas un critère d'achat, et la qualité de leurs amitiés compte plus que le prix du divan sur lequel ils sont assis quand ils partagent une bonne bouteille de vin.
Francis Ouellet, le programmeur de Québec, se dit imperméable aux pressions sociales. «Je me fiche de la marque de ma voiture, pourvu qu'elle fonctionne et qu'elle soit confortable !» dit-il. Les sièges chauffants de sa Pontiac ne sont pas un caprice. Il les apprécie vraiment dans les petits matins glacials de la Vieille Capitale.
L'autre point commun de ces familles : elles connaissent la valeur de l'argent. Cet acquis vient souvent de loin. Carl Dupuis a beau habiter une maison de 730 000 dollars et gagner un salaire de cadre supérieur, il se souvient de ses premiers contacts avec l'argent. «À six ans, je vendais les bouteilles vides que je trouvais dans la rue. Je déposais l'argent à la banque, et en quelques années, j'avais accumulé 100 dollars.» Francis Ouellet a développé une véritable aversion pour les frais d'intérêts à l'université, quand il devait utiliser une carte de crédit. «C'était de l'argent que je donnais à la banque parce que j'avais manqué de fonds pour acheter des choses», dit-il.
La frugalité ne vous vient pas naturellement ? Cela s'apprend. La conjointe de Francis, Stéphanie Dodier, finissait toujours le mois avec un déficit. Jusqu'au jour où Francis lui a établi un budget. «Il me laissait 20 dollars par semaine ! J'ai trouvé cela difficile, mais il m'a aidée à savoir ce que je voulais», se rappelle-t-elle. Ce qui lui a permis notamment de cesser de fumer. «C'était motivant de voir l'argent s'accumuler aussi vite dans mon compte, dit-elle. Je me souviens, j'ai ressenti une certaine fierté quand j'ai pu m'acheter des biens durables flambant neufs pour la première fois sans m'endetter, dont un divan et un barbecue.»
La liberté des économes
Limiter sa consommation, faire ses lunchs pour éviter les restos, reporter des dépenses, fouiller sur Kijiji, ce n'est pas ce qu'il y a de plus amusant, c'est vrai. «C'est ennuyant de faire un budget, d'accumuler ses factures et de les rentrer dans Excel», reconnaît Francis Ouellet.
Par contre, ces efforts sont récompensés par de nombreux avantages. D'abord, les meilleurs taux d'intérêt échoient aux clients qui ont un bon capital, et non à ceux qui portent du Armani ou qui conduisent une BMW. Mais surtout, les bas de laine bien garnis procurent plus de liberté. «Celui qui a des économies peut quitter son travail pour s'occuper de ses enfants, retourner à l'école ou entamer une nouvelle carrière», rappelle Johane Lefebvre, psychologue, qui s'intéresse au couple et à la famille. Autant d'options qui ne sont pas accessibles à quelqu'un qui est étranglé par ses paiements.
«Nous avons pu acheter sans difficulté notre maison actuelle, parce que nous avions les économies pour le faire», se rappelle Francis Ouellet. Ces économies ont aussi permis à Stéphanie Dodier, sa conjointe, de prolonger son congé parental à la naissance de leur troisième enfant. Et de les soutenir dans leur apprentissage... de la danse dans les portes !
LA DISCIPLINE FINANCIÈRE, C'EST COMME LA FORME PHYSIQUE : ÇA S'AMÉLIORE AVEC L'ENTRAÎNEMENT
«Depuis les années 1950, la consommation est au coeur de nos valeurs», analyse Yannik St-James, professeure à HEC Montréal, qui se penche sur les aspects identitaires et culturels de la consommation. De plus en plus, l'obsolescence programmée, la publicité omniprésente et un crédit facilement accessible engendrent des tentations.
Dans ce contexte, ne pas dépenser au-delà de ses moyens représente un défi, admet Dominique Gilliéron. «C'est très facile d'acheter à crédit un voyage dans le Sud en janvier ! On le fait en se disant qu'on l'a bien mérité et que, dans le fond, ce n'est pas si cher.» Même lorsque votre marge déborde ou que contribuer à un REER reste un rêve sans lendemain. Comment résister ?
«Le truc est de commencer petit, estime Dominique Guilliéron. Un coureur qui débute ne participe pas tout de suite à un marathon.» Lors de leur première année d'épargne, Isabel Julien et Dominique ont placé 1 000 dollars dans leur REER ; la deuxième année, 2 000 dollars. «Grâce à des objectifs modestes, nous avons développé de bonnes habitudes financières», se félicite-t-il.
Afin d'avoir ne serait-ce que 1 000 ou 2 000 dollars à contribuer à un REER, «établissez un plafond pour vos dépenses discrétionnaires, c'est-à-dire les dépenses autres que le logement, la nourriture et le transport», conseille Anne-Marie Girard-Plouffe. Pour mieux résister, retrouvez le sens de l'argent, ajoute-t-elle : «Calculez le nombre d'heures de travail qui seront nécessaires pour vous offrir ce dont vous avez envie.»
«Pour ne pas succomber aux petites dépenses quotidiennes, pratiquez-vous à délaisser les plaisirs immédiats au profit de plaisirs à long terme», ajoute François Morency. En clair, renoncez aux dîners au restaurant pour vous offrir un voyage ou rénover votre cuisine. C'est ce que font Dominique Gilliéron et Isabel Julien. Ils ont calculé qu'en apportant leur lunch au bureau tous les jours et en préparant celui des enfants plutôt que de leur payer les repas à la cafétéria, ils parviennent à économiser 100 dollars par semaine, soit 5 000 dollars par an.
Autre astuce : répartissez votre argent dans plusieurs comptes afin de ne pas en avoir trop sous les yeux. «Je cache certains de mes comptes bancaires sur le site de transactions à distance de mon institution financière», dit Francis Ouellet. Une variante sur le même thème : effectuez des prélèvements automatiques en vue de l'épargne, histoire d'en mettre de côté sans trop souffrir.
PAYER AVANT, PARTIR APRÈS
Isabel Julien et Dominique Gilliéron ont évalué le coût de leur voyage en Asie à entre 10 000 et 15 000 $. Grâce aux taux d'intérêts composés, économiser cette somme pendant 5 ans avec un taux d'intérêt de 2 % permet d'épargner presque 1 000 $ de plus, selon Anne-Marie Girard-Plouffe. À l'inverse, rembourser 15 000 $ pendant cinq ans avec une marge de crédit assortie d'un taux d'intérêt de 6 % a coûté environ 2 500 $ en intérêts.
Au final, la différence est appréciable : 3 500 $. Cela ne tient pas compte du plaisir qu'il y a à planifier le voyage durant 5 ans, sans parler du volet financier.
GROSSE ÉCONOMIE : BYE-BYE 2E VOITURE
Selon CAA Québec, l'utilisation d'une voiture neuve coûte chaque année de 3 500 dollars (pour une berline) à 5 500 dollars (pour une mini fourgonnette), en comptant une distance annuelle de 18 000 km. Cela comprend l'assurance, le permis de conduire, les immatriculations et le prêt.
CARL DUPUIS ET KIM HANH PHAM : CIBLER SES BESOINS
Carl et Kim ont beau avoir les moyens, acheter ne leur procure pas de plaisir. Un achat doit correspondre à un besoin réel. Ce qui est important pour eux, c'est la famille et le plein air. Pour cela, ils sont prêts à dépenser. «Je refuse de payer 150 $ pour une chemise quand elle a coûté 5 $ à fabriquer», dit Carl.
DOMINIQUE GILLIÉRON ET ISABEL JULIEN : UN OBJECTIF CLAIR
«Nous privilégions les expériences plutôt que les biens», dit Isabel Julien. En clair : les voyages plutôt qu'une deuxième télévision, une maison plus grande ou le dernier gadget d'Apple. En plus de planifier un long voyage en Asie, la famille s'offre des week-ends de ski pendant l'hiver et des fins de semaine dans un chalet l'été.
Pour payer ce dont il a besoin, le couple choisit toujours l'option qui coûte le moins cher : l'usagé, le partage, la débrouille.
FRANCIS OUELLET ET STÉPHANIE DODIER : LES PROS DU BUDGET
Pour savoir de quelles sommes ils disposent et pour mettre l'argent de côté, Francis Ouellet et Stéphanie Dodier se fient à leur budget. «Pour savoir où allait notre argent, nous avons d'abord établi la liste complète de nos débours en sortant nos vieilles factures et en notant soigneusement nos dépenses quotidiennes pendant deux mois», explique Francis. Ensuite, ils ont partagé leurs dépenses obligatoires (comme l'hypothèque et l'épicerie) et leurs dépenses discrétionnaires. «Cela nous a aidé à voir les dépenses non essentielles dont nous pourrions nous passer», explique Francis, maître d'oeuvre du budget familial. Le couple refait sa liste chaque fois que sa situation financière change de manière importante : lors de l'achat d'une maison, de la naissance d'un enfant, lorsque Stéphanie a quitté son emploi, etc.