Renforcer la démocratie américaine meurtrie

Offert par Les Affaires


Édition du 20 Janvier 2021

Renforcer la démocratie américaine meurtrie

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Édition du 20 Janvier 2021

Soyons clair: l’insurrection du 6 janvier au Capitole perpétrée par des partisans de Donald Trump n’a jamais menacé le processus pour certifier la victoire de Biden à la présidentielle du 3 novembre 2020. (Photo: Getty Images)

ZOOM SUR LE MONDE. Le président des États-Unis, Joe Biden, aura un premier mandat très difficile. Il doit rebâtir les ponts entre les électeurs républicains et démocrates dans une société américaine très divisée, dont une partie importante remet même sa légitimité en question.

À relire: nos Zoom sur la Maison-Blanche

Soyons clair: l’insurrection du 6 janvier au Capitole perpétrée par des partisans de Donald Trump n’a jamais menacé le processus pour certifier la victoire de Biden à la présidentielle du 3 novembre 2020.

Elle n’a fait que retarder l’inévitable dans un pays qui n’a pas raté un seul rendez-vous électoral depuis l’élection de George Washington, en 1789 — l’élection présidentielle de 1864 s’est même déroulée en pleine guerre civile américaine (de 1861 à 1865).

Malgré tout, l’heure est très grave aux États-Unis. Le pays pourrait connaître d’autres actes de violence, voire de terrorisme domestique. Rien de rassurant pour les entreprises canadiennes qui y brassent des affaires.

Une statistique illustre le défi immense qui attend Joe Biden à compter du 20 janvier. Sur les 74 millions d’Américains qui ont voté pour Donald Trump (47 % de l’électorat), de 70 % à 80 % le croient lorsqu’il affirme que le résultat de l’élection de novembre est frauduleux. Cela représente le tiers des électeurs américains ! Pourtant, il n’y a aucune preuve que des irrégularités ont été commises.

Ce climat de méfiance explique pourquoi des partisans de Donald Trump — galvanisés par le président sortant lui-même— ont attaqué le Capitole dans l’espoir d’empêcher la certification de Joe Biden et de garder leur chef au pouvoir.

 

Insurgés et patriotes ?

Le plus troublant est que ces insurgés se considéraient comme des patriotes, venant empêcher la certification du nouveau président jugé illégitime. D’ailleurs, 45 % des républicains approuvent l’assaut contre le Capitole, selon un sondage YouGov. Ce climat toxique est le triste résultat du mensonge répété ad nauseam depuis deux mois par Donald Trump selon lequel les démocrates ont «volé»la présidentielle.

Mais comment les États-Unis en sont-ils arrivés là ? Rafael Jacob, chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM et auteur de l’ouvrage Révolution Trump, affirme que l’assaut du Capitole est l’aboutissement d’un long processus de dégradation du climat politique.

«La polarisation partisane — l’écart idéologique entre les deux principaux partis— avait déjà, avant même l’élection de Donald Trump, atteint son niveau le plus élevé au Congrès depuis la guerre civile», précise-t-il. Dans ce contexte, restaurer l’unité nationale sera tout un défi.

Pour y arriver, il faut espérer que Joe Biden honore son premier engagement comme candidat et président élu, soit de se comporter en rassembleur, gouvernant pour tous les Américains, insiste Rafael Jacob. «Que ce ne soit pas que des paroles creuses, mais que des perches soient réellement tendues, et que ces dernières, évidemment, soient acceptées et renvoyées.»

Plusieurs analystes affirment qu’il faut aussi combattre les inégalités croissantes aux États-Unis afin de ramener la paix sociale. Dans son essai De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville, qui a sillonné les États-Unis dans les années 1830, affirmait que les fondements de la jeune République américaine étaient l’égalité des conditions des citoyens. Réduire les inégalités est donc un pas dans la bonne direction.

Par contre, c’est insuffisant, affirme Isabel Sawhill, fellow au groupe de réflexion Brookings Institution, dans Foreign Affairs. Dans son article How Biden Can Rebuild a Divided and Distrustful Nation, elle soutient que les Américains doivent trouver des «causes communes» afin de réduire les divisions profondes entre eux. Et cela passe notamment par le partage d’une vision commune de la réalité. C’est la raison pour laquelle elle propose un encadrement des réseaux sociaux, mais aussi un «financement robuste»de la télévision publique (PBS) afin atténuer l’impact de chaînes télévisées privées comme Fox News, qui divisent également la société.

 

Créer un service national

Isabel Sawhill propose aussi d’instaurer un «service national»d’un an (dans l’armée ou dans une organisation civile), car les Américains de toutes origines «ont besoin de mieux se connaître», écrit-elle. Durant cette année, des familles du Kansas pourraient par exemple accueillir des jeunes du Massachusetts et vice-versa. L’État fédéral pourrait même payer les études des jeunes qui s’engageraient un an dans ce service national.

Cette approche sociologique donne des résultats. Les psychologues Thomas F. Pettigrew et Linda R. Tropp ont mené une enquête historique basée sur 515 études empiriques (A Meta-analytic Test of Intergroup Contact Theory), afin d’évaluer l’impact de meilleures interactions humaines. Leurs travaux, publiés en 2006 dans le Journal of Personality and Social Psychology, ont conclu que les préjugés et la méfiance sont considérablement réduits lorsque les groupes apprennent à se connaître.

L’assaut du Capitole restera à jamais gravé dans la mémoire collective américaine comme une journée d’infamie. La tâche de Joe Biden pour réunifier le pays s’annonce herculéenne, même si l’insurrection du 6 janvier semble avoir soudé une majorité d’Américains derrière leurs institutions démocratiques.

Du reste, la démocratie américaine peut rebondir — elle l’a déjà fait dans son histoire — si les démocrates et les républicains modérés arrivent à nouveau à travailler ensemble pour le bien du pays.

Demeurons optimistes, une attitude bien américaine. Car, si la société américaine a pu rebâtir les ponts entre électeurs et réunifier le pays après la terrible guerre civile des années 1860 ou l’agitation des années 1960, elle peut certainement y arriver à nouveau aujourd’hui.

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand