Facebook ou la banalité du mal

Publié le 07/10/2021 à 10:00

Facebook ou la banalité du mal

Publié le 07/10/2021 à 10:00

Par Marie-Pier Frappier

Facebook Connectivity a mis à jour le robot Bombyx afin de déployer la fibre optique. (Photo: courtoisie)

CHRONIQUE. C’est dans un contexte surréel que s’est tenu mardi dernier une série de tables rondes virtuelles intitulée Inside the Lab de Facebook. Les ingénieurs et les dirigeants de Facebook Connectivity ont fait candidement leur grande annonce à des journalistes du monde entier — dont Les Affaires — au lendemain d’une panne inédite du réseau social. 

L’invitation avait de quoi intriguer, et cela bien avant la sortie de l’ingénieure, scientifique des données et gestionnaire de projets Frances Haugen. Rappelons que l’ancienne employée de Facebook devenue lanceuse d’alerte a elle aussi été derrière les «technologies fondamentales qui sous-tendent les paris d’innovation à long terme» de son ex-employeur. 

C’est donc avec une courte vidéo qu’on nous en a mis plein la vue dès le départ. «Plus de 300 millions de personnes ont accès à un Internet plus rapide grâce au travail de Facebook Connectivity, et nous développons de nouvelles technologies pour connecter le prochain milliard.» Rien que ça. 

Pour ce faire, l’entreprise américaine créée en 2004 par Mark Zuckerberg souhaite — à l’instar de Google, Amazon, Apple et Microsoft — conquérir les océans, la terre et les airs. Les cibles de son «évangile» seront bien entendu ceux qui souffrent de ne pas avoir un «accès adéquat à Internet», soit «près de la moitié du monde laissée pour compte». 

Le réseau social trifouille une fois de plus dans la pyramide de Maslow pour nous expliquer que le monde n’a pas autant besoin d’eau et de nourriture que d’Internet… et d’un compte Facebook, pardi! L’entreprise offre donc au monde entier, en particulier à l’Afrique, encore davantage de câbles sous-marins et de bouées solaires pour les alimenter. Baptisé 2Africa Pearls, ce «nouveau câble [qui] offre 200 fois plus de capacité Internet que les câbles transatlantiques des années 2000» relira le continent à l’Europe et l’Asie. Ce serait le plus long au monde, sachant qu’en 2020, on comptait pas moins de 406 câbles sous-marins servant aux télécommunications (téléphone et Internet). Les baleines doivent être ravies!

Le câble sous-marin 2Africa Pearls relie l'Afrique, l'Europe et l'Asie (Photo: courtoisie)

 

Revenons sur terre. Pour «amener plus de personnes en ligne vers un Internet plus rapide et plus fiable», Facebook Connectivity a mis à jour le robot Bombyx afin de déployer la fibre optique en passant non plus par l’installation humaine, mais par le réseau électrique (supposant qu’il existe). Enfin, le géant du web a développé Terragraph, une «technologie sans fil qui offre Internet à la vitesse de la fibre par voie hertzienne». Il paraît que les 6 500 foyers d’Anchorage, en Alaska, en profitent grandement en ce moment. J’imagine qu’un Anchorageois a collé un petit «J’aime» là-dessus. 

«Nous avons vu que les économies s’épanouissaient lorsqu’il y avait un accès Internet largement accessible pour les particuliers et les entreprises», a affirmé Cynthia Perrett, responsable du programme Fibre de Facebook. Les documents fournis aux journalistes y vont d’exemples qui laissent songeurs: «Au Nigeria, par exemple, l’augmentation de la connectivité à large bande a entraîné une augmentation de 7,8 % de la probabilité d’emploi pour les personnes dans les zones connectées aux câbles à fibre optique.» Sachant que dans ce pays du continent africain, 70% à 80% des institutions publiques de santé affirmaient en 2020 ne pas avoir d’eau courante ou suffisamment propre pour se laver les mains, on est en droit de se demander en quoi l’accès à Internet pourrait améliorer les conditions de vie de ces nouveaux employés. 

Le communiqué de presse poursuit: «En République démocratique du Congo (RDC), une connectivité accrue a entraîné une augmentation de 19% du PIB par habitant.» Le 5 octobre dernier, les Nations unies ont publié une note mentionnant que ce pays d'Afrique centrale «entend engager une vaste campagne nationale de sensibilisation sur les questions liées aux discours haineux et incitation à la haine lesquels sont identifiés comme source de conflits communautaires en RDC». Hâte de voir comment Internet va amenuiser ces conflits sanglants...

 

Modérer ses ardeurs

Cette série de tables rondes nous a donc laissé un goût amer, après les déboires de Facebook des dernières années. D’aucuns pourraient argumenter que Facebook Connectivity ne souhaite pas nécessairement que les gens s’inscrivent au réseau social, que l’entreprise veut seulement «apporter Internet». Soyons toutefois honnêtes quant aux visées de ces annonces: l’«ogre» veut plus de profils, plus de consommateurs à «cibler», plus d’entreprises qui dépenseront en publicités, etc.

Nous serons toutes et tous d’accord au sujet du sempiternel problème de modération. Nier que Facebook est à maintes reprises — en toute impunité et avec si peu de modération — un terrible véhicule d’ignorance, de conspiration, de haine, de sexisme, de racisme et d’homophobie signifie que vous êtes probablement une personne qui en profite à l’heure actuelle. Bien sûr, il y a la photo du petit dernier, du chien de l’autre, des vacances de la collègue, des articles qui font réfléchir, des rassemblements pacifiques… mais en pourcentage, de combien Facebook rend-il notre [votre] monde meilleur ? Ou ne serait-ce pas le «meilleur des mondes» ? 

Dans ce monde virtuel bien ancré dans la réalité — pensez seulement à l’attaque du Capitole —, les fausses nouvelles prolifèrent, les influences politiques fusent de toutes parts, les algorithmes jouent avec vos émotions et celles de vos enfants, les humains et les entreprises se battent pour des «J’aime» et votre vie privée ne l’est plus tant que ça. Par-dessus le marché, les profits de Facebook sont disséminés dans tous les paradis de ce monde. Et pour redistribuer cette richesse, le réseau social nous annonce qu’on va offrir gratuitement aux pays de développer leur accès à Internet… 

Nous avons tous et toutes été temporairement «paralysés» lundi dernier lors de la panne du célèbre réseau social. «Y a-t-il une vie sans Facebook?» se sont demandé plusieurs. Force est de constater que des milliards de personnes sur cette planète vivent sans. Je ne dis qu’ils et elles vivent bien, mais un accès de l’eau potable, de la nourriture et à une vie sans la peur d’être assassiné pour des motifs exacerbés sur les réseaux sociaux serait déjà d’une meilleure aide. 

Après l’écoute de cette conférence de presse, j’ai pensé à Hannah Arendt et son concept de la «banalité du mal». Longtemps et longuement critiquée, cette théorie veut que nous considérions a priori le mal comme extraordinaire alors qu’en de nombreuses occasions, il prolifère dans un contexte peu original, banal. Les individus qui s’en détachent démontrent un courage hors du commun. Pensons à tous ces lanceurs d’alerte qui risquent la prison pour mettre en lumière des exactions commises en toute banalité. À l’instar du Français Léon Bronchart, le seul cheminot connu qui a refusé de conduire un train de prisonniers durant la Seconde Guerre mondiale.

Maintenant que nous savons énormément de choses sur Facebook et ses manières d’opérer, nous sommes en droit de nous demander à quel point ces ingénieurs souriants — Cynthia Perret, Dan Rabinovitsj, Karthik Yogeeswaran, Mike Schoepfer, Yael Maguire — qui ont défilé devant les journalistes ce mardi en ont conscience. Ou s’ils viendront grossir dans quelques années la meute des repentis.

Pendant ce temps, le train de Facebook file sur ses rails et continue d'«assurer les liaisons», en toute banalité.

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