Un Québec à la traîne dans le numérique durable

Publié le 03/05/2023 à 00:30

Un Québec à la traîne dans le numérique durable

Publié le 03/05/2023 à 00:30

Nicole Martel, PDG de l’Association québécoise des technologies (Photo: courtoisie)

NUMÉRIQUE DURABLE. L’empreinte écologique du numérique ne cesse d’augmenter à mesure que nos sociétés et nos entreprises se numérisent. Au point où elle risque d’annuler certains gains de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) difficilement acquis dans d’autres secteurs. 

Le robot conversationnel ChatGPT a fait les manchettes ces derniers mois pour ses réponses impressionnantes, quoique parfois loufoques. On a moins parlé du fait que son entraînement a émis 502 tonnes de GES et exigé l’utilisation de 700 000 litres d’eau. Ça, c’était avant que des centaines de milliers de personnes commencent à l’essayer. 

Plusieurs études évaluent que le secteur numérique produit entre 3,5 % et 5 % des émissions de GES mondiales. C’est plus que l’aviation et à peu près l’équivalent du transport par véhicules lourds. Il consomme aussi 10 % de l’électricité de la planète, selon le Digital Power Group. Cela pourrait doubler d’ici à 2025. 

« Les émissions de GES liés au secteur du numérique risquent également de presque doubler avant 2030, si on continue sur la voie actuelle », prévient François Lafortune, professeur à l’Université de Sherbrooke, spécialisé dans les inventaires et la vérification de projets de réductions de GES. 

À ce titre, s’assurer que les serveurs et les centres de données, très énergivores, sont situés dans des endroits où l’accès à l’énergie renouvelable est facile, comme le Québec, compte énormément. La production d’électricité au Québec génère entre 1,5 et 2 g de CO2 par kilowattheure, comparativement à 85 g en France, 379 g aux États-Unis et 544 g en Chine. 

Les entreprises devraient donc se doter de bonnes pratiques pour réduire l’empreinte écologique de leurs activités numériques. Cela passe en partie par une réflexion quant à l’utilisation du télétravail et de la vidéoconférence — qui consomment énormément d’énergie et d’eau — l’envoi de courriels avec de lourdes pièces jointes, la quantité de données conservées, le choix des fournisseurs d’infonuagique (leurs serveurs sont-ils alimentés avec de l’énergie renouvelable ?), etc.

 

Mieux gérer les équipements 

Les fournisseurs de solutions numériques devraient quant à eux se tourner vers l’écoconception, c’est-à-dire vers des outils plus légers, taillés sur mesure pour répondre à des besoins spécifiques. Car nous multiplions actuellement les « obégiciels », selon Sylvain Amoros, professeur à HEC Montréal et responsable des partenariats à la Chaire de commerce électronique RBC Groupe Financier. Depuis l’an dernier, la Chaire a un fonds de recherche sur la question du numérique responsable. 

« Les pages web sont 115 fois plus lourdes qu’il y a 20 ans et la plupart contiennent une tonne de fonctionnalités inutilisées ou peu nécessaires, souligne-t-il. C’est comme si je possédais une voiture qui n’est ni plus rapide, ni plus spacieuse, ni plus belle qu’avant, mais qui consomme 115 fois plus de pétrole. » 

La gestion des équipements est également cruciale. Or, nous souffrons d’une dissonance cognitive à cet égard, selon Sylvain Amoros « Les équipements informatiques sont assez petits, donc c’est difficile de saisir la quantité de matières premières qui a été extraite pour les produire », souligne-t-il. D’après l’Agence de la transition écologique française, la fabrication d’un portable de 2 kg exige l’extraction de 800 kg de matière. La fabrication représente jusqu’à 80 % des impacts environnementaux du numérique. 

« Allonger la durée de vie de nos équipements, ne serait-ce que d’une seule année, a déjà un effet important, avance François Lafortune. On doit aussi s’assurer de recycler ou de trouver une nouvelle vocation à nos appareils. » Selon le Global E-waste Monitor, seulement 17 % des déchets électroniques ont été recyclés en 2019.

 

Où est l’État ? 

« Nous ne mesurons pas beaucoup l’empreinte écologique de notre utilisation du numérique au Québec, déplore Nicole Martel, PDG de l’Association québécoise des technologies (AQT). Il reste un très grand travail de sensibilisation à effectuer du côté des entreprises, du gouvernement et du public. » 

La France a voté en novembre 2021 une loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique. Celle-ci cherche à favoriser l’allongement de la vie des appareils. Elle exige, par exemple, que les achats publics prennent en compte l’indice de réparabilité des appareils. Adopté en janvier 2021, cet indice évalue le caractère plus ou moins réparable d’objets, dont les téléphones intelligents et les ordinateurs portables. D’ici 2024, il deviendra un indice de durabilité et comprendra des critères comme la robustesse et la fiabilité. La loi française soutient aussi la remise à neuf des produits ainsi que la récupération et le réemploi des matériels inutilisés. 

Rien de tel au Québec. Les appels d’offres du gouvernement ne contiennent généralement aucune pondération liée à l’usage responsable du numérique. « On risque toutefois de voir ces exigences apparaître dans les appels d’offres des grandes entreprises internationales, ce qui fera évoluer le marché », croit Nicole Martel.

Fondée en 2001, l’agence Activis s’est tournée ces trois dernières années vers le marché des organismes publics, pour lesquels elle développe diverses solutions numériques. Depuis environ un an, elle a placé la durabilité au cœur de ses critères de conception. 
Le virage d’Activis vers l’écoconception s’est effectué de manière assez naturelle et presque par accident. L’objectif de l’agence était de développer des solutions simples, afin qu’elles soient accessibles au plus grand nombre de citoyens possible, et peu coûteuses, puisque le prix constitue toujours un enjeu majeur quand on travaille avec des organismes publics et des organismes à but non lucratif. Cela demande généralement de penser autrement. 
Par exemple, on peut créer une solution numérique très lourde et la placer sur un gros serveur très énergivore. « Les usagers ne verront pas la différence, puisque la solution se chargera très rapidement, mais ce n’est pas l’approche la plus économique, ni la plus écologique, précise Thierry Tanguay, vice-président aux services-conseils. Nous avons réalisé que nos efforts pour élaborer des solutions plus simples qui pouvaient être hébergées sur des serveurs plus petits et moins coûteux nous amenaient également à concevoir des produits moins énergivores. » 
Heureux hasard donc, qu’Activis a décidé d’explorer davantage en se tournant franchement vers l’écoconception. Elle y trouve plusieurs avantages. Cette approche permet de réduire la facture énergétique de systèmes comme des sites web ou des applications, mais aussi de lutter contre l’obsolescence programmée. 
« Si on développe une solution lourde et complexe, les appareils qui ne sont vieux que de trois ou quatre ans peineront déjà à la prendre en charge entièrement, note Thierry Tanguay. C’est souvent ça qui pousse les gens à changer rapidement d’ordinateurs ou de téléphones intelligents. »
Mesurer son empreinte
L’hébergement reste cependant le nerf de la guerre des émissions de gaz à effet de serre (GES) produits par l’usage du numérique. Certes, les serveurs qui se trouvent au Québec sont généralement alimentés avec de l’hydroélectricité, mais ils comportent aussi des systèmes secondaires alimentés au gaz, comme des génératrices au diesel qui prennent le relais en cas de panne. L’infonuagique ou encore les outils d’intelligence artificielle (IA) peuvent, eux, dépendre de serveurs ou de centres de traitement de données situés dans des juridictions où l’énergie non renouvelable reste plus présente.
Activis analyse désormais les émissions de GES générées par les solutions qu’elle développe pour ses clients, au moyen de l’outil Website carbon calculator, créé par l’entreprise britannique Wholegrain Digital. Facile à employer, il révèle la quantité de grammes de CO2 produite par l’utilisation d’un site web et offre des pistes de solutions pour réduire cette empreinte carbone. Il se base sur l’indice carbone de l’électricité, le trafic du site web, la source d’énergie utilisée par le centre de données, l’intensité énergétique des données demandées et le transfert de données pour établir cette empreinte carbone.
« Ce calculateur nous indique même combien d’arbres nous devrions planter pour compenser ces émissions de GES et nous payons pour faire planter ce nombre d’arbres au Québec », explique Thierry Tanguay.
Repenser les sites web
Au-delà de l’hébergement, la conception des sites web permet des économies d’énergie significatives. Ça peut être aussi banal que le choix des extensions (plug-ins) qui sont employées par le système de gestion du contenu (CMS). Les développeurs de ces extensions les élaborent pour qu’elles répondent aux besoins d’un très large éventail d’usagers. Elles comprennent donc un grand nombre de fonctionnalités. 
« Très souvent, l’usage d’un site web ne requiert qu’un petit nombre de ces fonctionnalités, mais le serveur télécharge chaque fois les dizaines de fonctionnalités qui sont comprises dans l’extension », explique Thierry Tanguay.
Il donne l’exemple du moteur de recherche du site d’une municipalité. On y emploie fréquemment une extension qui a été développée pour des boutiques en ligne ou d’autres sites transactionnels. Elles contiennent un tas de fonctionnalités inutiles pour le site de la ville, mais qui se téléchargent néanmoins chaque fois qu’on utilise le moteur. On pourrait penser à d’autres exemples, comme ces fameuses vidéos qui démarrent automatiquement chaque fois qu’on accède à la page d’accueil d’un site web. 
L’écoconception peut parfois s’avérer un peu plus complexe, mais ses résultats sont moins énergivores en plus d’être souvent plus simples et plus accessibles. Le vice-président d’Activis déplore que les appels d’offres du gouvernement du Québec et ses contrats de gré à gré ne contiennent aucune exigence sur la consommation énergétique des solutions numériques. « Ça aiderait à soutenir les développeurs qui se tournent vers l’écoconception face à des concurrents qui accordent peu d’importance à la durabilité », estime-t-il. 
 

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