Le pari risqué d'Énergir pour sa transition énergétique

Publié le 03/07/2021 à 08:31

Le pari risqué d'Énergir pour sa transition énergétique

Publié le 03/07/2021 à 08:31

Énergir s’engage à réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES) de 37,5% d’ici 2030 par rapport à leurs niveaux de 1990. (Photo : courtoisie)

ANALYSE ÉCONOMIQUE — C’est une tendance qui dessine aux quatre coins de la planète : non seulement des entreprises s’engagent-elles à réduire drastiquement leur empreinte écologique à long terme, mais elles rendent aussi compte publiquement chaque année de l’évolution de leurs efforts, et ce, pour le meilleur et pour le pire.

Pour le meilleur, car si elles atteignent leurs cibles annuelles, l’image corporative de ces sociétés sera renforcée. C’est sans parler d’une possible récompense sur les marchés boursiers — pour celles dont le capital est ouvert — avec une appréciation de leur titre, facilitant et réduisant parfois les coûts d’emprunt.

Pour le pire, car si elles ratent leurs cibles annuelles, leur image corporative en pâtira, à commencer sur les réseaux sociaux, où les choses peuvent déraper facilement. Si ces entreprises sont cotées en Bourse, l’action peut stagner, voire baisser, ce qui peut parfois réduire l’accès aux capitaux et augmenter les coûts d’emprunt.

Aussi, comme on peut le constater, cette stratégie louable de la transparence en matière de transition énergétique peut être une arme à double tranchant.

Or, c’est ce pari risqué qu’Énergir a décidé de prendre, m’a expliqué Frédéric Krikorian, vice-président, développement durable, affaires publiques et gouvernementales de l’entreprise, en marge d’une récente conférence sur les entreprises responsables et durables, organisée par Les Événements Les Affaires.

«Les gens croient en nous. On a un capital de sympathie, et on s’attend à ce qu’on en fasse plus», souligne-t-il.

Le producteur et le distributeur d’énergie (renouvelable et fossile, au Québec et dans le nord-est des États-Unis) joue la carte de la transparence dans le cadre de sa Vision 2030-2050, rendue public en février.

Énergir s’y s’engage entre autres à réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES) de 37,5% d’ici 2030 par rapport à leurs niveaux de 1990, en plus d’atteindre la carboneutralité en 2050.

L’entreprise a élaboré cette vision à la fois à l’interne et à l’externe.

À l’externe, Énergir a fait cet exercice en consultant pas moins de 28 parties prenantes, et ce, des actionnaires aux clients en passant par des groupes environnementaux, des municipalités et des organismes comme la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI).

Sortons maintenant la calculatrice.

 

Des cibles ambitieuses

Pour réduire ses émissions de GES de 37,5% d’ici 2030, Énergir donc devra donc les diminuer en moyenne de 4,2% par an au cours des neuf prochaines années (incluant 2021). On pourrait diluer la sauce à 3,75% par an au cours des dix prochaines années si l’on inclut l’année 2030.

Pour autant, dans les deux cas, c’est une grosse commande.

La société mesure deux indicateurs : ses émissions directes et indirectes. Les premières proviennent de fuites, de la combustion ou de son parc de véhicules, tandis que les secondes sont issues de la consommation électrique, par exemple.

Frédéric Krikorian reconnaît que la barre est haute, et qu’Énergir ne pourra sans doute pas livrer la marchandise chaque année. «Parfois, on ne sera sur la coche chaque année», dit-il.

 

La société mesure deux indicateurs : ses émissions directes et indirectes. (Photo: 123RF)

 

Quand on l’interroge sur le principal risque inhérent à cette démarche de transparence, il souligne d’emblée l’aspect de la crédibilité.

Car l’entreprise la met un peu en cause en faisant une mise à jour annuelle sur la place publique de l’évolution de ses réductions de GES à court terme, dans le but d’atteindre sa première cible à plus long terme, c'est-à-dire en 2030.

Certes, les parties prenantes ne devraient pas lui en tenir rigueur si elle rate sa cible à quelques occasions durant la décennie, d’autant plus s’il s’agit d’écarts minimes.

En revanche, si le producteur et le distributeur d’énergie ne les atteint pas la plupart du temps, eh bien, ce sera une autre histoire.

Comme plusieurs autres entreprises qui s’engagent publiquement à réduire leurs émissions de GES, Énergir peut aussi s’exposer à ce que ses activités soient scrutées de plus en plus, même si la société fait déjà preuve de transparence et de rigueur.

Elle a d’ailleurs élaboré sa Vision 2030-2050 selon la cadre de référence du Task Force on Climate-related Financial Disclosure (TCFD).

Cette organisation a développé un ensemble de divulgations volontaires des risques financiers liés au climat. Ils peuvent être adoptés par les entreprises pour informer les investisseurs et d'autres parties prenantes sur les risques auxquels elles sont confrontées en lien avec les changements climatiques.

Pour autant, le diable est souvent dans les détails, dit l’adage.

 

Attention au «syndrome» Procter & Gamble

La multinationale américaine des biens de consommation Procter & Gamble en est un exemple.

L’entreprise s’est engagée publiquement à réduire ses émissions annuelles de 50% d’ici 2030, ce qui est une cible énorme.

Or, ses calculs ne comprenaient que les émissions générées par ses propres installations et les émissions des tiers auprès desquels elle achète de l’énergie (Scope 1 et Scope 2, comme on dit dans le monde du développement durable).

Les calculs de Procter & Gamble ne prenaient donc pas en considération les émissions provenant de la production des matières premières et de leur utilisation (Scope 3), à commencer par de la pulpe vierge pour fabriquer du papier de toilette.

Résultat : en février 2019, le Natural Resources Defense Council (NRDC), un organisme américain, a publié un rapport à ce sujet pour dénoncer le fait que Procter & Gamble et d’autres joueurs de l’industrie ne considéraient pas d'autres sources importantes de GES dans leur chaîne de valeur.

L'image et la crédibilité de la société ont été écorchées par cette histoire.

Par contre, l'action de Procter & Gamble (PG, 136 $US) n'a pas souffert de cette controverse; elle s'est même appréciée dans les mois suivants.

L’avenir nous dira si Énergir a pris la bonne décision en jouant ainsi la carte de la transparence. Cela dit, si le passé est garant de l’avenir, cette stratégie augure bien, car la société livre habituellement la marchandise, notamment en matière d’efficacité énergétique.

Bref, les bottines suivent les babines.

Aussi, sa stratégie pourrait devenir une source d'inspiration pour d'autres entreprises qui veulent accélérer leur transition énergétique.

Du moins pour celles qui sont prêtes à prendre certains risques.

Pour le meilleur et pour le pire.

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse bimensuelle Zoom sur le Québec, François Normand traite des enjeux auxquels font face les entrepreneurs aux quatre coins du Québec, et ce, de la productivité à la pénurie de la main-d’œuvre en passant par la 4e révolution industrielle et les politiques de développement économique. Journaliste à Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en ressources naturelles, en énergie, en commerce international et dans le manufacturier 4.0. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Actuellement, il fait un MBA à temps partiel à l'Université de Sherbrooke. François connaît bien le Québec. Il a grandi en Gaspésie. Il a étudié pendant 9 ans à Québec (incluant une incursion d’un an à Trois-Rivières). Il a été journaliste à Granby durant trois mois au quotidien à La Voix de l’Est. Il a vécu 5 ans sur le Plateau Mont-Royal. Et, depuis 2002, il habite sur la Rive-Sud de Montréal.