Les inégalités économiques et la rémunération des dirigeants d’entreprises: un enjeu américain mais est-ce un enjeu au Québec et au Canada?

Publié le 04/06/2014 à 09:56

Les inégalités économiques et la rémunération des dirigeants d’entreprises: un enjeu américain mais est-ce un enjeu au Québec et au Canada?

Publié le 04/06/2014 à 09:56

Le texte intégral du document propose des pistes de solutions très différentes de celles proposées par Thomas Piketty dans son livre intitulé Le capital au XXIe siècle.

La rémunération des dirigeants est en passe de devenir un enjeu politique, une cause de ressentiment social, une faille de gouvernance dans la plupart des sociétés développées. Quels que soient les arguments invoqués pour expliquer et justifier les sommes considérables versées aux dirigeants, la criante disparité des revenus au sein de la société et au sein même des entreprises fait de cet enjeu, au mieux, un cri de ralliement pour ceux qui veulent une société plus équitable, et au pire, une plateforme pour démagogues.

Il est vrai que les disparités de revenus et de richesse sont inévitables dans une société méritocratique et que les retombées bénéfiques d’une économie de marché sont indissociables d’une certaine inégalité dans le partage de la richesse mais ce n’est pas l’enjeu.

L’enjeu, le malaise, provient du niveau des inégalités et de la provenance de la richesse. Au-delà d’un certain seuil la société devient inconfortable, voire même hostile, face à la fortune d’une minorité. Ce seuil tend à varier considérablement d’un pays à l’autre, d’une société à l’autre. Puis, la perception, l’impression, que cette richesse n’a pas été honnêtement et franchement gagnée, qu’elle ne résulte pas d’une activité dont profite l’ensemble de la société exacerbe le malaise ou l’hostilité à l’encontre de la disparité des revenus et de la richesse.

C’est pourquoi la fortune des entrepreneurs, innovateurs, créateurs de grandes entreprises suscite moins d’hostilité. Il en va de même pour les vedettes du sport ou du cinéma. Par contre, les fastes rémunérations récoltées par les spéculateurs financiers, traders et autres prestidigitateurs financiers soulèvent l’ire du peuple.

Le problème était posé mais rien ou presque n’a changé depuis.

Le sommet de la pyramide des revenus

L’enjeu véritable des inégalités de revenus se joue au sommet de la pyramide des revenus, le 1% supérieur ou encore le 0,1%. Le Tableau 1 saisit bien la portée du phénomène et montre la disparité au sommet de la pyramide des revenus au Canada et au Québec par comparaison aux États-Unis.

 Tableau 1:Part des revenus bruts incluant les gains en capital, par groupes (2011)

 Le Québec se distingue nettement du Canada et très fortement des États-Unis. Le groupe représentant le 0,1% supérieur des revenus n’accapare que 3,7% du revenu total au Québec alors que ce groupe représente 4,9% au Canada et 9,3% aux États-Unis.

Il faut bien noter que le seuil de revenu pour inclusion dans le groupe du 1% ou du 0,1% varie grandement d’une province à l’autre (Tableau 2). Ainsi, en 2011, un revenu net de 133 300$ suffisait pour joindre le top 1% au Québec alors qu’en Alberta, le seuil de revenu était de 229 400$ pour joindre le groupe du 1%.

Pour le groupe du 0,01%, la différence de seuil est encore plus forte : 416 200$ au Québec par comparaison à 933 500 en Alberta et 617 100 en Ontario.

 Tableau 2: Seuil de revenu (après impôts, transferts et gains en capital) pour faire partie des groupes de revenus supérieurs (2011)

La Figure 1 montre l’évolution de la part des revenus totaux québécois obtenus par le 1% depuis 1982. En trente ans, cette part des revenus nets a augmenté de 5,2% à 8,3% mais reste stable depuis le début des années 2000.

Figure 1: Évolution de la part des revenus québécois (incluant les gains en capital) obtenue par le 1% le plus riche
au Québec, entre 1982 et 2011

Le professeur Veall de l’Université d’Ottawa a eu la curiosité d’établir des statistiques de revenus pour le Québec selon la langue du formulaire utilisé pour la déclaration d’impôts. La Figure 2 nous instruit sur les différences de revenus et sur l’accroissement de ces différences entre « anglophones » et « francophones» pour la période 1982-2010. On constate que la croissance de la part du revenu total gagné par le 1% ou le 0,1% est beaucoup plus faible chez les «francophones» que chez les « anglophones ».

La part des revenus totaux que représentent le 1% et le 0,1% québécois n’a pas augmenté sensiblement depuis le début des années 2000.

Figure 2: Part des revenus bruts au Québec, en fonction de la langue utilisée lors de la déclaration

Source: Veall, Michael R. (2012) “Top income shares in Canada: recent trends and policy implications”. Canadian Journal of Economics, Vol. 45, No. 4, pp.1247-1272.

 L’inégalité de la richesse

De façon générale et universelle, la répartition de la richesse est plus inégale que la répartition des revenus; le patrimoine s’accumule chez ceux qui ont les moyens d’y ajouter chaque année; puis, la richesse résulte aussi de l’effet des héritages, de la plus-value des actifs financiers, etc.

Plus encore que l’inégalité des revenus, l’inégale répartition de la richesse (ou des patrimoines) attise le ressentiment et soulève des enjeux d’équité sociale. Il est démontré que de fortes inégalités de richesse mènent aussi à une réduction de la mobilité sociale. (Voir Corak (2012) entre autres).

Bien que les données sur les patrimoines soient de bien moins bonne qualité que les données sur les revenus, il semble clair que cette inégalité de la richesse s’est accentuée presque partout au cours des trente dernières années, comme le démontrent de nombreuses recherches et publications. (Voir, entre autres, Alvaredo, Atkinson, Piketty and Saez, 2013.)

Cette évolution se traduit par des niveaux historiquement élevés d’inégalité dans la répartition de la richesse aux États-Unis. Le Tableau 3 établit une comparaison entre la situation américaine et celle du Canada et du Québec.

Tableau 3: Part du total de la richesse par quintiles

Le Canada, et le Québec tout particulièrement, s’avèrent plus égalitaires que les États-Unis et plusieurs autres pays.

L’inégalité de mobilité sociale

L’inégalité de mobilité sociale, le fait que le sort économique éventuel d’un enfant dépende hautement de la situation économique de sa famille, est la plus cruelle des inégalités. L’inégalité de partage des revenus et de la richesse apparait comme des phénomènes transitoires de moindre importance si la mouvance entre classes de revenus et de patrimoine est grande d’une génération à l’autre.

Or, comme le montre le Tableau 4 ci-après, la mobilité sociale aux États-Unis est plutôt faible, surtout par comparaison à la mobilité sociale canadienne.

Tableau 4: Corrélation entre le revenu d'une génération à la suivante pour un ensemble de pays

 Source : Corak, 2012

La probabilité qu’un enfant américain de famille pauvre aboutisse à l’âge adulte dans le groupe des plus pauvres atteint presque 50%. Si on ajoute la probabilité qu’il aboutisse dans l’avant-dernier groupe, laquelle s’établit à quelque 27%, alors un enfant issu d’une famille du dernier quintile de revenus aux États-Unis a trois chances (!) sur quatre d’aboutir dans le groupe le plus pauvre ou dans le groupe de ceux tout juste un peu moins pauvres. Évidemment, le phénomène joue également pour ceux qui proviennent de familles riches.

Pire encore, cette faible mobilité américaine n’est pas récente. Selon une étude très fouillée, la probabilité qu’un enfant américain né en 1986 dans une famille que le revenu situe dans le quintile inférieur arrive au quintile supérieur est de 9% et cette probabilité n’a pas beaucoup changé depuis quarante ans; un enfant né dans les mêmes circonstances en 1971 avait une probabilité de 8,4% d’aboutir dans le premier quintile des revenus. Ce résultat étonne; le rêve américain voulant que tout citoyen puisse devenir « riche et célèbre » apparait plutôt comme un mythe américain. (Chetty, Hendren, Kline, Saez and Turner, Working Paper 19844, NBER, January 2014)

Mobilité sociale et équité

Dans la mesure où la répartition inégale de la richesse se perpétue, se transmet d’une génération à la suivante, l’enjeu devient grave et recèle des risques politiques. Le Tableau 4 montre bien comment, à ce titre, le Canada [et le Québec] jouissent d’une forte mobilité d’une génération à l’autre, équivalente à celle observée dans certains pays scandinaves.

On constate également au Québec une assez forte mouvance au cinq ans dans la composition du top 1% des revenus comme le montre la Figure 5 ci-après. Par exemple, plus de la moitié des personnes faisant partie du groupe de 1% en 2011 ne faisait pas partie de ce groupe en 2006.

Figure 5: Persistance du revenu* élevé au Québec (1987-2011)

*Revenu après impôts et transferts, incluant les gains en capital

 Ce précieux résultat canadien et québécois est imputable au système universel de soins de santé et autres programmes sociaux au Canada et au Québec ainsi qu’à la qualité et l’accessibilité de son système d’éducation.

Les études de l’OCDE qui ont nom PISA fournissent d’éclairantes données pour apprécier ce phénomène. Ce programme consiste en une évaluation triennale des étudiants de 15 ans de par le monde quant à leurs compétences en mathématiques, sciences et lecture.

Par exemple, en mathématiques, des 29 pays membres de l’OCDE, le Canada arrive au 5ième rang et le Québec au deuxième rang (juste derrière la Corée). Les États-Unis arrivent au 20ième rang.

Mais ce qui est plus significatif encore, notent les spécialistes de l’OCDE, le Canada et la Finlande, de tous les pays membres de l’OCDE, sont les seuls à obtenir un score nettement supérieur à la moyenne pour la performance de leurs étudiants et également un score supérieur à la moyenne pour l’équité de leur système d’éducation. Le système d’éducation canadien (et québécois) est moins sensible à l’influence du milieu socio-économique des parents.

Cette équité et cette mobilité sociales, résultat en bonne partie de notre système d’éducation, doivent être protégées contre l’érosion graduelle que l’on a constaté dans bon nombre de pays au cours des derniers 20 ans.

Conclusion

Un partage raisonnable de la richesse et des revenus n’est pas qu’un enjeu de justice sociale mais aussi un facteur de paix sociale et un moteur de croissance économique. Malgré une forte augmentation des rémunérations des dirigeants d’entreprises canadiennes (Voir Allaire, Y., IGOPP, « Payer pour la valeur ajoutée », 2012), le Canada et le Québec se démarquent encore par un niveau d’inégalité de la richesse plus modéré et par une mobilité sociale plus forte. Ce sont de précieux atouts qu’il faut protéger et à propos desquels il ne faut pas être complaisant.

Aux États-Unis, malgré des ajustements aux statistiques qui atténuent sensiblement les inégalités de revenus observées au premier abord, les inégalités de richesse sont, elles, considérables et croissantes. Il ne fait pas de doute que l’augmentation massive des rémunérations des dirigeants au cours des trente dernières années ainsi qu’une financiarisation poussée de l’économie ont contribué à ce résultat socialement nocif. Enfin, les États-Unis souffrent d’une faible mobilité sociale accentuée par les inégalités de richesse et entretenue par certaines politiques sociales.

Au fur et à mesure que les citoyens américains prennent conscience de cette disparité des revenus et de la richesse ainsi que de la faible mobilité sociale, l’enjeu devient politique, se manifeste en ressentiment social, en une perte relative de légitimité des gouvernants. Le débat se tient maintenant au plus haut niveau politique aux États-Unis mais la contre-offensive est vigoureuse et bien appuyée.

Politiques sociales et fiscales

Ce ne sont pas des mesures comme une dramatique (et politiquement irréaliste) augmentation à 80% du taux d’impôt marginal, comme le propose Thomas Piketty, qui peuvent corriger la situation. En effet, la grande partie de la rémunération par options ou actions est imposable au taux applicable au gain en capital (15% aux États-Unis) et non au taux applicable aux revenus d’emploi. Il en va ainsi des revenus de la gente financière, lesquels prennent rarement la forme d’un salaire imposable au plein taux. Une augmentation importante du taux de taxation sur le gain en capital (ce que Piketty ne propose pas) aurait un effet négatif sur les investissements et la croissance économique.

Piketty propose également une taxe globale sur le capital. Cette proposition comportant une fantastique démarche de divulgation et d’estimation du patrimoine de tous les individus ainsi qu’un partage transnational de l’information ainsi recueillie n’a qu’une probabilité infinitésimale d’être adoptée.

Piketty et ses collègues proposent donc deux mesures, l’une fondée sur une mauvaise compréhension de la dynamique des rémunérations de dirigeants dans les pays « anglo-saxons » et de la mutation de l’industrie financière, l’autre sur un programme mort-né. Pourtant, il est possible d’agir concrètement et efficacement en ce domaine, comme le proposait l’IGOPP en 2012 dans une prise de position « Payer pour la valeur ajoutée ».

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Yvan Allaire,Ph.D., MSRC, président exécutif, IGOPP/Mihaela Firsirotu, Ph.D., professeure de stratégie, ESG, UQAM/ (avec la collaboration de François Dauphin, directeur, IGOPP)

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que les auteurs

 

À propos de ce blogue

Yvan Allaire, Ph. D. (MIT), MSRC, est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance(IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. M. Allaire est le co-fondateur du Groupe SECOR, une grande société canadienne de conseils en stratégie (devenue en 2012 KPMG-Sécor) et de 1996 à 2001, il occupa le poste de vice-président exécutif de Bombardier. Il fut, de 2010 à 2014, membre et président du Global Agenda Council on the Role of Business – Forum économique mondial (World Economic Forum). Profeseur Allaire est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées.

Yvan Allaire

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