Mieux vaut être «riche et de gauche que pauvre et d'extrême droite»

Publié le 14/03/2023 à 13:30

Mieux vaut être «riche et de gauche que pauvre et d'extrême droite»

Publié le 14/03/2023 à 13:30

«Outre Karmitz, Steve Jobs (Apple), Ben Cohen et Jerry Greenfield (Ben & Jerry’s), John Mackey (Whole Foods) et Yvon Chouinard (Patagonia) ne représentent que quelques-uns de ces hippies qui se sont bâti une fortune.» (Photo: Md Mahdi pour Unsplash)

BLOGUE INVITÉ. Lors d’un entretien récent pour le quotidien Le Monde, Marin Karmitz, richissime distributeur et producteur de films et fondateur de l’influente société de production cinématographique française mk2, a fait une déclaration révélatrice de notre époque: «Je préfère être riche et de gauche que pauvre et d’extrême droite.»

Si cette remarque peut sembler inconséquente ou anodine pour plusieurs aujourd’hui, elle en aurait fait sourciller plusieurs à une certaine époque où la gauche était largement dominée par le marxisme et qu’elle avait encore en horreur la bourgeoisie et le capital.

En d’autres mots, être riche et de gauche était une contradiction en soi, des concepts incompatibles.

 

Le ver dans la pomme communiste

Le terme «extrême droite» porte une signification spécifique pour Karmitz, un Français aux origines roumaines et juives qui a échappé aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale.

Cela dit, au-delà des motivations personnelles de Karmitz, ce n’est pas un hasard que l’auteur de cette déclaration soit de la génération qui a porté les évènements de mai 1968 en France ou le mouvement hippie en Amérique du Nord.

Ces mouvements, fortement influencés par l’aura du communisme à l’époque, ont préparé un revirement idéologique aussi fondamental que paradoxal au courant de la 2e moitié du 20e siècle: la fusion de fait entre la gauche et le capitalisme.

Si la jeunesse universitaire hippie se rebellait prétendument contre le conformisme bourgeois et un capitalisme sans âme, force est de constater qu’elle a fait sa révolution en s’assurant de porter les jeans à la mode tout en s’exhibant devant la caméra pour réclamer son droit à l’hédonisme, à «la libération des mœurs», au mode de vie «sexe, drogue et rock’n’roll» et de pouvoir «jouir sans entraves».

Pendant ce temps, les ouvriers étaient toujours à l’usine et dans les mines, parfois en grève, les mains et le visage encore souillés.

Cette génération hippie a finalement permis la subversion du marxisme en mettant de l’avant un idéal libéral-libertaire caractérisé par une quête individualiste d’épanouissement personnel sans limites naturellement compatible avec le consumérisme et donc le capitalisme, malgré sa rhétorique basée sur un esprit de communauté inspiré par le communisme.

 

Drôle d’alliance

Cette drôle d’alliance entre ce qui est devenu une gauche culturelle, évinçant largement les questions économiques, et la force qu’est le capital, a permis aux bourgeois-capitalistes de jouer aux révolutionnaires et de bénéficier de cette bonne conscience propre à la gauche.

Cette «révolution» aux slogans publicitaires plutôt brillants, mais souvent creux, comme «faites l’amour, pas la guerre», a fait éclater la dichotomie traditionnelle marxiste entre une bourgeoisie intrinsèquement conservatrice et capitaliste et un prolétariat forcément de gauche et révolutionnaire, au détriment de ce dernier diront certains.

Il n’est plus question de «conscience de classe» au sein du conflit moteur de l’histoire entre prolétaires et bourgeois, mais bien d’adopter les causes les plus en vogue, de l’écologisme au wokisme.

Cette inversion sociologique et idéologique post-hippie implique que le prolétaire est devenu la figure conservatrice rétrograde et trop enracinée, trop attachée à la nation alors qu’une certaine élite fortunée, hyperurbanisée et déterritorialisée joue maintenant le rôle pontifiant de la classe supérieure, non seulement économiquement, mais moralement.

 

Les déplorables

Concrètement, ce phénomène s’exprime aujourd’hui par la scission politique et culturelle entre Montréal, progressiste et tournée vers le monde, et le reste du Québec, encore trop provincial et refermé sur lui-même. On peut également penser à la condescendance de certaines élites politiques et intellectuelles envers les «déplorables» de l’hinterland américain comme disait Hillary Clinton, ou ces travailleurs français «qui ne sont rien» comme disait le président Emmanuel Macron.

Au sein de ce nouveau paradigme idéologique entre la bonne conscience et un capitalisme sans entraves, on retrouve ce mépris de ces citoyens incapables de se mettre à l’heure de la mondialisation, vivant dans les zones appauvries en périphérie des villes-mondes, frileux devant «le changement», qui sont devenus cette classe sociale que l’histoire se devrait de faire disparaître.

 

Hippies et milliardaires

Les exemples sont nombreux de jeunes révolutionnaires «peace and love» des années 60-70 qui sont devenus de riches capitalistes. Outre Karmitz, Steve Jobs (Apple), Ben Cohen et Jerry Greenfield (Ben & Jerry’s), John Mackey (Whole Foods) et Yvon Chouinard (Patagonia) ne représentent que quelques-uns de ces hippies qui se sont bâti une fortune, souvent en utilisant les différents concepts de la contre-culture comme outil marketing et pour construire leur image.

L’influence sur le monde des affaires se reflète également par la fusion entre l’entreprise et cette contre-culture. Les formations en «pleine conscience», de «bien-être en entreprise», en «intelligence émotionnelle» ou encore en «leadership compatissant», produits dérivés de l’adoption de philosophies et modes de méditations orientales prisées par la génération hippie, sont aujourd’hui la norme chez les grandes entreprises.

De plus, difficile de ne pas voir l’influence hippie sur le monde publicitaire d’aujourd’hui alors qu’on vous vend des produits et services en vous promettant le nirvana, un style anticonformiste et votre réalisation personnelle, en échange de quelques dollars.

 

Fin de l’histoire?

Il n’est donc plus contradictoire d’être de gauche et fortuné, ceci est même devenu la norme, le modèle à suivre pour assurer son ascension sociale.

Certains verront dans cette évolution une façon d’humaniser un capitalisme qui peut parfois être brutal au sein d’une période apaisée et post-historique où il ne nous reste qu’à perfectionner notre modèle économique. D’autres y verront la victoire totale du capital au détriment des classes défavorisées.

Parions que l’histoire nous réserve une surprise.

À propos de ce blogue

Considérée à une certaine époque comme un temple de la rigidité, de la hiérarchie, d’un certain conservatisme même, l’entreprise évolue aujourd’hui à grande vitesse et est souvent l’une des premières institutions, avec l’université et les médias, à adopter les mouvances dominantes du moment. En décortiquant les événements du monde des affaires qui font les manchettes, ce blogue analyse l’influence des tendances politiques et idéologiques qui s’installent dans le monde de l’entreprise et des affaires dans l’objectif d’aider les différentes parties prenantes, des employés aux employeurs jusqu’aux consommateurs, à naviguer ces fluctuations nombreuses et parfois déroutantes. Philippe Labrecque est auteur et journaliste indépendant. Il a travaillé pendant une dizaine d’années en développement économique et en intelligence d’affaires après avoir complété un baccalauréat en sciences politiques et une maîtrise en politiques publiques à l’Université Concordia, un certificat en études politiques européennes de l’Institut d’études politiques de Strasbourg ainsi qu’une maîtrise en études des conflits internationaux au King’s College de Londres. Philippe Labrecque est l’auteur du livre «Comprendre le conservatisme en 14 entretiens» aux éditions Liber (2016) ainsi que de plusieurs articles d’opinions et d’analyses publiés au sein de publications québécoises, britanniques, françaises et américaines.

Philippe Labrecque

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