Québec scellera bientôt le sort de Lithium Amérique du Nord

Publié le 16/04/2021 à 20:45

Québec scellera bientôt le sort de Lithium Amérique du Nord

Publié le 16/04/2021 à 20:45

Dans un monde idéal, le gouvernement de François Legault souhaite que des intérêts québécois reprennent la minière. (Photo: Getty Images)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE — Le gouvernement Legault décidera bientôt qui reprendra les activités de Lithium Amérique du Nord (LAN) à La Corne, près de Val-d’Or, en Abitibi-Témiscamingue. L’enjeu est de taille, car cette décision pourrait déterminer le rôle du Québec dans la chaîne de valeur mondiale du lithium, un minerai hautement stratégique pour la transition écologique.

La minière est sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies depuis mai 2019. Elle est contrôlée par le manufacturier chinois de batteries CATL et Investissement Québec (le bras financier du gouvernement), les deux actionnaires ayant des créances garanties.

LAN cherche un investisseur pour prendre la place de la chinoise Jien International Investment (le troisième actionnaire, sans créance garantie), qui avait racheté en 2018 Québec Lithium avec IQ.

Les déboires de cette mine au fil des ans tiennent essentiellement aux mauvaises caractéristiques du minerai qui rendent très difficile la production de lithium de qualité, ce qui empêche la minière d'obtenir un bon prix sur le marché.

Des investissements importants seront donc requis pour relancer la mine et améliorer la qualité du lithium produit.

Selon les informations recueillies auprès de quatre sources de l’industrie ou près du dossier à Québec, trois entreprises seraient encore dans la course pour racheter la minière en Abitibi-Témiscamingue: possiblement une société québécoise et deux sociétés étrangères.

Au total, cinq entreprises ont présenté une offre d’achat formelle auprès du syndic Raymond Chabot pour reprendre la minière de La Corne, selon les informations colligées par Les Affaires et le Journal de Montréal.

Il s’agit de Sayona Québec, Central America Nickel, SRG Mining, Evolution Metals Corporation et du consortium Andrien Pouliot/Mercuria/Nathaniel Klein.

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Les acheteurs québécois potentiels

Révélé par le Journal de Montréal, le consortium Adrien Pouliot/Mercuria/Nathaniel Klein peut être en partie considéré comme un acheteur québécois en raison de la présence d’Adrien Pouliot.

Il s’agit du chef sortant du Parti conservateur du Québec, et fils héritier de Jean Pouliot, ancien patron des chaînes de télévision Télé-Métropole, CFCF et TQS.

Selon nos informations, Adrien Pouliot connaît très bien Nathaniel Klein, 2e partenaire associé chez NK Investments à New York. En 2016, ce financier américain avait racheté Québec lithium, pour ensuite la revendre en 2018 à CALT, Investissement Québec et Jien International Investment.

Mercuria est pour sa part un groupe suisse actif dans les secteurs de l’énergie et des métaux de base dans plus de 50 pays, dont au Canada, avec le producteur albertain de gaz naturel Canlin Energy Corporation.

Dans les métaux de base, Mercuria commercialise du cuivre, de l'aluminium, du plomb, du zinc, du nickel et de l'étain en Asie, en Europe et dans les Amériques.

L’autre entreprise que l’on peut considérer québécoise est SRG Mining, dont le siège social est à Ville Mont-Royal, sur l’île de Montréal.

Le patron est Benoît Lasalle, le fondateur de SEMAFO, un producteur canadien d’or en Afrique occidentale, qui a été racheté en 2020 par Endeavor Mining. Parmi les actionnaires de SRG Mining, on compte CDS & Co, à Toronto, et Coris Capital, une société enregistrée à l’île Maurice, selon le Registraire des entreprises.

La minière a deux projets miniers en Guinée, en Afrique de l’Ouest. Le premier est dans le graphite, le second dans les métaux de base. Elle n’a pas d’activité de production pour l’instant. Des financiers canadiens appuient son projet d’acheter Lithium Amérique du Nord, dont la Banque Nationale.

Central America Nickel, dont le siège social est à Montréal, peut aussi être considéré comme un acheteur québécois. Cette société n’exploite pas non plus de mine actuellement.

Son président est Pierre Gauthier, le premier actionnaire majoritaire de la société, selon le Registraire des entreprises.

Il est aussi le fondateur et chef de la direction de Seed Capital inc. (SEED), un fonds de capital-risque qui a financé des projets miniers situés en Guyane française, au Brésil, en Colombie, au Mexique, en Russie, au Congo et à Cuba.

Central America Nickel se présente comme une minière spécialisée dans le traitement et la purification des métaux dits énergétiques comme le nickel, le cobalt et le cuivre. La minière affirme contrôler des « réserves substantielles » de ces métaux.

 

Actuellement à l’arrêt, la mine de Lithium Amérique du Nord à La Corne, en Abitibi-Témiscamingue, a déjà produit 180 000 tonnes de concentrés de lithium entre août 2017 et février 2019. (Photo : Lithium Amérique du Nord)

Les acheteurs étrangers potentiels

Sayona Québec est la filiale de l'australienne Sayona Mining.

Cette minière a déjà deux projets en Abitibi-Témiscamingue: le projet Authier Lithium (extraction et concentration de minerai contenant du lithium) et le projet Transim, une propriété sur laquelle la société détient des titres miniers.

Ni Sayona Québec ni Sayona Mining n’exploitent de mine actuellement. Par contre, les fondateurs de Sayona Mining (dont des ingénieurs) sont des anciens d’Altura Mining, une société australienne productrice de lithium.

Evolution Metals Coporation est une société américaine d’exploration minière, de raffinage et de produits chimiques — elle n’exploite pas non plus de mine. Elle a affirmé publiquement que le gouvernement américain appuie son projet d’acheter Lithium Amérique du Nord.

Le Pentagone — le ministère américain de la Défense — semble avoir une influence sur les orientations stratégiques de cette société, dirigée par David Wilcox, selon les informations colligées par Les Affaires.

Deux conseillers stratégiques d’Evolution Metals Coporation ont déjà travaillé au sein du gouvernement américain, dont Andrew F. Knaggs, actuellement chef de l’exploitation chez PACEM international, une firme de la Virginie qui produit notamment des munitions. Il a occupé à deux reprises des postes de direction au Pentagone.

M. Wilcox n’a aucune expérience dans le secteur minier. Il s’agit d’un financier qui a occupé de nombreux postes dans le domaine de l’investissement privé dans le monde, notamment chez Deutsche Bank.

Greg Smith, le chef des opérations d'Evolution Metals Coporation, est le seul membre de la haute direction qui a une expérience dans le secteur minier. Récemment, il a dirigé Endomines, une minière suédoise spécialisée dans l’or, qui a des projets en Finlande et aux États-Unis, en Idaho.

Il n’est pas impossible du reste que des intérêts chinois gardent le contrôle de Lithium Amérique du Nord. Selon une source de l’industrie, CALT pourrait être intéressée à rester dans le capital de LAN, mais sans avoir à s’occuper de l'exploitation de la mine à La Corne.

Jilin Jien Nickel Industry, propriétaire de Canadian Royalties, qui exploite deux mines de nickel au Nunavik, dans le Nord-du-Québec, pourrait aussi convoiter la mine en Abitibi-Témiscamingue, selon une autre source.

Cette société fait partie du même holding chinois que Jien International Investment, l’un des trois actionnaires de Lithium Amérique du Nord.

Pour autant, il n’a pas été possible de confirmer si des intérêts Chinois ont présenté une offre formelle pour demeurer ou entrer dans le capital de LAN.

 

Le scénario idéal de François Legault

Cela dit, il semble improbable que le gouvernement laisse des investisseurs chinois garder ou racheter Lithium Amérique du Nord.

En août 2020, le premier ministre François Legault a fait une déclaration — dans un autre dossier touchant un projet de lithium au Québec — qui laisse peu de doute sur ses préférences.

«Si on veut être capables de construire des batteries [au Québec], ça commence par le lithium. Je ne voudrais pas que cette filière-là soit donnée aux Chinois ou à des entreprises étrangères.»

Il répondait alors à une question du Journal de Montréal sur la décision du gouvernement de s'impliquer dans le sauvetage de Nemaska Lithium, qui a dû elle aussi se mettre sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies.

Dans un monde idéal, le gouvernement Legault souhaite que des intérêts québécois reprennent LAN, car il veut développer une filière de la batterie électrique au Québec, et ce, dans le lithium et le graphite.

Par contre, selon des sources, le gouvernement ne serait pas prêt à le faire à n’importe quel prix, c’est-à-dire en injectant de nouveaux fonds publics dans la relance de Lithium Amérique du Nord — IQ a déjà investi ou accordé 100 millions de dollars dans cette aventure.

Enfin, il reste une autre option à François Legault : céder LAN à des intérêts occidentaux (américain, européen, australien) — lire entre les lignes des pays alliés. Cela permettrait notamment de favoriser l’investissement étranger au Québec, estime-t-on dans les officines gouvernementales.

Par contre, cette option viendrait avec un certain risque de rater le train de la deuxième transformation du lithium au Québec, soit de produire des carbonates et des hydroxydes de lithium.

Comme un acquéreur étranger aurait sans doute une partie de sa chaîne de valeur à l’étranger, il pourrait donc être tenté de faire la deuxième transformation de lithium à l’extérieur du Québec, aux États-Unis, par exemple.

Rien dans ce contexte pour inciter vraiment un manufacturier de batteries à s’installer au Québec, si on y extrait seulement du lithium du sol (la première transformation) et que la chaîne de valeur est incomplète (l'absence de la deuxième transformation).

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand