La stabilité de l'Europe se jouera en Afrique

Publié le 31/03/2018 à 10:51

La stabilité de l'Europe se jouera en Afrique

Publié le 31/03/2018 à 10:51

Portrait d’une famille devant sa maison à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso (source: 123rf)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – C’est l’un des plus importants risques géopolitiques à long terme, mais il est systématiquement sous-estimé. La population de l’Afrique doublera à plus de deux milliards en 2050 et peut-être quatre milliards en 2100, selon les Nations unies. Le continent doit donc réussir son décollage économique, car un échec déstabiliserait l’Afrique et l’Europe.

Pourquoi l’Europe ? Si les sociétés africaines n’arrivent pas à éduquer et à employer tous ces nouveaux citoyens dans les prochaines décennies, des millions de chômeurs tenteront de quitter l’Afrique pour améliorer leur sort et ceux de leurs enfants. Une décision qui est tout à fait légitime et compréhensible, mais qui aurait un impact politique et socioéconomique en Europe.

Bien entendu, ces immigrants africains pourraient aller partout dans le monde, notamment au Canada, un pays d'immigrants.

Mais naturellement, pour des raisons géographiques évidentes et économiques (l’Europe est un continent riche, développé et en paix), la plupart d’entre eux choisiraient d’aller en Europe, affirment les spécialistes.

Or, ces nombreux migrants pourraient ne pas être accueillis à bras ouverts sur un continent européen où les vagues de migrants en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient ont déjà commencé à y transformer l’échiquier politique, souligne Le Monde.

Selon le quotidien français, le point commun à toutes les «insurrections électorales qui secouent les démocraties occidentales» depuis trois ans, et qui se sont traduites par la montée en puissance de mouvements populistes et extrémistes (souvent racistes ou xénophobes), c’est la résistance à l’immigration massive.

Les «insurrections» populistes

En octobre 2015, en Pologne, le parti conservateur nationaliste Droit et justice (PiS) a gagné les élections législatives, et ce, après un été où l’Europe a vécu au rythme de la crise des réfugiés syriens –la Syrie est ravagée par une guerre civile depuis 2011.

En juin 2016, les Britanniques ont voté en faveur du Brexit au terme d’une campagne référendaire où les partisans du Oui ont brandi le spectre de l’installation massive d’immigrants ou de ressortissant de l’Union européenne au Royaume-Uni.

De l’autre côté de l’Atlantique, en novembre 2016, les Américains ont élu Donald Trump à la Maison-Blanche, un candidat qui a traité les immigrés clandestins de «voleurs et de violeurs» et qui a promis d’ériger un mur pour les contenir hors des États-Unis.

En 2017, même si la France et les Pays-Bas ont résisté à la révolte populiste, l’extrême droite est entrée au gouvernement en Autriche et au parlement allemand. Ceux deux pays ont subi la crise des réfugiés en 2015 et en ont accueillis en grand nombre (plus d’un million en Allemagne).

Enfin, en mars 2018, les Italiens ont voté massivement pour des partis anti-Union européenne ou anti-immigration, dans une Italie qui a accueilli plus de 600 000 migrants et où l’immigration est devenue une préoccupation majeure, selon l’Institut Ipsos.

C’est dans ce contexte que la croissance démographique rapide de l’Afrique devient un enjeu pour le continent africain, mais aussi pour les régions avoisinantes, au premier chef l’Europe.

On le voit bien, la crise des réfugiés en Europe -alimentée en grande partie par la guerre civile en Syrie- a déjà changé l’échiquier politique européen. Les partis populistes et extrémistes (de gauche comme de droite) sont de plus en plus puissants.

Même si ces partis sont différents au niveau idéologique, ils ont souvent en commun d’être contre le libre-échange et le libéralisme économique, en plus de promouvoir des politiques anti-immigration et protectionniste.

Ces idéologies ne feront que croître et prendre de l’importance si des millions d’Africains migrent en Europe dans les prochaines décennies, et ce, sur un continent vieillissant, de moins en moins tolérant à l’égard de l’immigration.

Or, ces politiques peuvent représenter un risque pour les exportateurs et les investisseurs canadiens, car elles limitent les flux commerciaux et financiers.

Bref, on risquerait d’assister à la fermeture de l’Europe à la mondialisation.

Revenons maintenant sur la démographie africaine, qui représente tout un défi, comme on peut le constater sur ce graphique.

Le défi herculéen de l’Afrique

L'Afrique compte actuellement 1,2 milliard d'habitants, soit un peu moins que l’Inde (1,3 milliard).

En 2050, la population africaine pourrait doubler pour atteindre jusqu’à 2,5 milliards d’habitants, selon une analyse de l’Institut français d’études démographiques (INED) publiée en septembre.

Dans les 32 prochaines années, on rajoutera donc l’équivalent de la population de l’Inde en Afrique ou 37 fois celle du Canada (35 millions d’habitants).

L’Afrique va faire face à un défi de taille, voire herculéen, pour intégrer tous ces nouveaux citoyens dans les prochaines décennies.

Il faudra construire des écoles et éduquer tous ces jeunes.

Il faudra favoriser la mobilité africaine en Afrique et l’urbanisation, deux conditions à un peuplement durable du continent, souligne l’économiste et le démographe Jean-Marie Cour dans une tribune publiée dans le magazine panafricain Jeune Afrique.

Il faudra créer des dizaines de millions d’emplois, et pas n’importe quel. Selon des analystes, la création d'emplois dans l'agriculture, le tourisme et les ressources naturelles sera insuffisante pour intégrer les jeunes qui afflueront sur le marché du travail.

Pourquoi ? Parce que la croissance économique ne fera pas apparaître de nouvelles terres, de nouveaux gisements ou de nouveaux parcs naturels.

Par conséquent, l'Afrique doit développer à grande échelle son industrie manufacturière et le secteur des services pour espérer réussir son décollage économique, disent des économistes.

Il faut prévenir les conflits et tenter de régler ceux en court, au premier chef la guerre au Congo, souligne le magazine britannique The Economist.

Enfin, la communauté internationale -des ONG aux gouvernements en passant par les fonds d’investissement- doit consacrer beaucoup plus de ressources financières et d’énergie pour aider les Africains à réussir leur décollage économique.

L'Europe, pour sa part, doit aussi apprendre à mieux intégrer les immigrants, car les mouvements de population sud-nord sont là pour rester, affirment les démographes et les géographes.

L'Afrique a déjà fait de grands progrès

Tout est possible.

L'Europe a aussi réussi son décollage économique à compter du XVIIIe siècle.

Mais sur le continent européen, ce décollage a fait coïncider trois tendances lourdes: une révolution agricole, une explosion démographique (avec des surplus de population qui ont été en bonne partie «exportés» en Amérique du Nord) et une révolution industrielle.

L'Afrique peut révolutionner son agriculture, mais elle ne pourra pas exporter ses surplus démographiques ailleurs dans le monde, au premier chef en Europe, car l'époque de la colonisation est révolue.

La clé du succès économique de l'Afrique réside donc dans sa révolution industrielle.

Au plan économique, ce continent a déjà fait des progrès remarquables.

Avec des taux de croissance annuelle supérieurs parfois les 5%, la plupart des pays africains «ont connu une croissance économique soutenue au cours des 15 dernières années», selon une étude publiée en 2016 par le Parlement européen (La croissance économique de l’Afrique : décollage ou ralentissement ?)

Selon la Banque Mondiale, des pays asiatiques ont réussi dans le passé leur décollage économique avec une population très jeune, comme la Corée du Sud. La Chine est aussi un success-story.

Si les entreprises étrangères continuent d'investir en Afrique et que le continent mise sur la fabrication locale (et pas seulement sur l'exportation de ses ressources naturelles), l'Afrique a plus de chance de réussir son décollage économique.

Peut-être pourrons-nous un jour acheter des produits de consommation, en Amérique du Nord, affichant le label Made in Nigeria ou Fabriqué au Sénégal.

À vrai dire, nous avons tous intérêt à ce que l'Afrique réussisse son décollage économique et qu'elle suive l'exemple de la Chine, et ce, pour des raisons humanitaires, économiques et politiques.

Car un échec serait une catastrophe pour l'Afrique et les Africains.

Mais aussi pour le reste du monde.

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand