Guerre en Ukraine: vers un scénario à la coréenne?

Publié le 02/07/2022 à 09:00

Guerre en Ukraine: vers un scénario à la coréenne?

Publié le 02/07/2022 à 09:00

L’issue au conflit en Ukraine est un enjeu de taille pour les entreprises et les investisseurs canadiens qui sont actifs en Europe orientale. ( Photo: Getty Images)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE. À moins d’une surprise de taille, le conflit en Ukraine risque de durer très longtemps et prendre la forme d’une ligne de front gelé, sans traité de paix ni cession officielle de territoires de la part du gouvernement ukrainien. Un scénario qui ressemblait à la situation qui prévaut dans la péninsule coréenne depuis près de 70 ans.

Depuis la fin de la guerre de Corée (1950-1953), il y a un état de non-guerre entre la Corée du Nord (alliée de la Chine communiste et de l’ex-Union soviétique) et la Corée du Sud (alliée des États-Unis). Même si un armistice a été signé en juillet 1953 pour mettre fin aux combats, les deux pays sont toujours techniquement en guerre, car aucun traité de paix n’a été ratifié.

Aujourd’hui encore, une zone démilitarisée sépare les deux Corée, où les soldats de part et d’autre se surveillent à distance.

L’issue au conflit en Ukraine est donc un enjeu de taille pour les entreprises et les investisseurs canadiens qui sont actifs en Europe orientale, dans des pays comme la Pologne, la Lituanie ou la Roumanie. Pour les organisations qui y ont des clients, des fournisseurs ou une usine, sans parler des sociétés qui ont carrément un bureau en Ukraine.

Dans leur planification stratégique, ces organisations devront tenir compte de la possibilité d’un conflit qui s’éternise en Ukraine dans un avenir prévisible, sans retour à la case départ. Car nous sommes rendus ailleurs, sur une nouvelle voie géopolitique — comme l’Europe de 1945 était très différente de l’Europe de 1938.

Rien ne garantit toutefois qu’un scénario à la coréenne se matérialise à terme.

Après tout, il y a d’autres scénarios sur la table, comme une victoire totale de l’Ukraine (les troupes russes quitteraient l’ensemble du territoire ukrainien, incluant la Crimée) ou une victoire totale de la Russie (Moscou réussirait à terme à prendre le contrôle de l’Ukraine en y installant un régime prorusse).

L’analyse du risque géopolitique doit bien se garder de faire des prévisions.

En revanche, elle peut évoquer des scénarios possibles ou plausibles, et ce, en tenant compte de facteurs politique, social, économique, culturel, militaire, voire environnemental.

Cette mise au point faite, un scénario à la coréenne semble aujourd’hui «le plus plausible» à terme, car les autres scénarios possibles (victoire totale de l’Ukraine ou de la Russie) sont très improbables, estime Yann Breault, professeur adjoint au Collège militaire royal de Saint-Jean, et spécialiste de l’espace postsoviétique et de la politique étrangère de la Russie.

Je l’ai récemment interviewé afin d’évaluer qu’elle pourrait être l’issue de la guerre en Ukraine sur l’horizon 2030, soit dans 8 ans.

Et, selon lui, le scénario le plus plausible est que le conflit en Ukraine dure très longtemps et qu’il prenne la forme d’une ligne de front gelé, sans traité de paix ni cession officielle de territoires de la part du gouvernement ukrainien.

Pour arriver à cette conclusion, il faut d’abord comprendre pourquoi une victoire totale de l’Ukraine ou une victoire totale de la Russie sont des scénarios très improbables.

 

Victoire totale de l’Ukraine

Cela impliquerait un départ des troupes russes de la Crimée (annexée par la Russie en 2014) et des deux républiques des territoires prorusses de Donestsk et Lougansk, dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine — Moscou a reconnu leur indépendance, le 21 février, trois jours avant d’envahir le pays.

Or, selon Yann Breault, il est impensable que le président russe Vladimir Poutine (ou un éventuel successeur) accepte de céder un jour la Crimée. Car la perte de cette région — transférée à l’Ukraine en 1954, à l’époque de l’ex-URSS — serait vue comme une «menace existentielle» à la Russie.

Pour qu’un tel scénario puisse peut-être se produire, il faudrait un effondrement de régime en Russie, accompagné d’une intensification substantielle et à long terme des transferts d’armes à l’armée ukrainienne de la part des pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

Selon un spécialiste de la Russie, il est impensable que le président Vladimir Poutine (ou un éventuel successeur) accepte de céder un jour la Crimée. (Photo: Getty Images)

Victoire totale de la Russie

Cela impliquerait que l’armée russe et un régime prorusse à Kyiv prennent le contrôle de l’ensemble du territoire ukrainien.

Ce scénario a pu être envisageable dans les premiers jours de l’invasion russe en février. Toutefois, on voit mal comment il pourrait maintenant se réaliser dans un avenir prévisible, étant donné la détermination des Ukrainiens et des Occidentaux à empêcher la défaite de l’Ukraine.

Si la Russie a des lignes rouges à ne pas franchir, les Occidentaux et l’OTAN ont aussi les leurs: l’Ukraine, une démocratie bien imparfaite, ne doit pas tomber et devenir un régime autoritaire prorusse dans l’orbite de Moscou.

À la lumière de ces deux scénarios improbables, on comprend mieux pourquoi le scénario le plus plausible est un scénario à la coréenne.

Avec une ligne de front à venir incertaine, qui séparera l’Ukraine en deux, l’une libre, l’autre sous l’occupation russe — que Moscou tentera sans doute de «russifier» de plus en plus, estime Yann Breault.

Viendra aussi éventuellement un jour un cessez-le-feu, qui cristallisera alors cette ligne de démarcation entre les deux Ukraine, et ce, probablement sans traité de paix ni cession officielle de territoires.

Le gouvernement ukrainien ne voudra sans doute pas s’engager pour les générations à venir.

 

D’autres événements perturbateurs à l’horizon

Bien entendu, d’autres événements pourraient influencer la mise en place de ce scénario à la coréenne, à commencer par l’élection présidentielle aux États-Unis en 2024.

Le prochain président sera-t-il un républicain?

Le cas échéant, l’appui inconditionnel des États-Unis à l’Ukraine serait-il remis en question?

L’actualité internationale pourrait aussi avoir un impact sur l’issue du conflit en Ukraine.

Advenant une guerre avec la Chine sur le statut de Taïwan d’ici 2030, les États-Unis pourraient-ils continuer d’investir autant de ressources matérielles et financières pour aider l’Ukraine à contenir la Russie sur son territoire?

Certains analystes en doutent.

Après tout, durant la guerre froide, les Américains s’étaient rapprochés de la Chine, dans les années 1970 (qui a mené à la normalisation de leurs relations diplomatiques), afin d’éviter un axe trop fort en Eurasie entre Beijing et Moscou.

D’autres pourraient rétorquer que Washington peut gérer deux conflits en même temps, comme durant la Deuxième Guerre mondiale, lorsque les États-Unis affrontaient à la fois l’Allemagne nazie, en Europe, et l’empire japonais, dans le Pacifique.

Bien malin qui peut prédire avec certitude l’issue à long terme du conflit en Ukraine.

L’histoire peut nous jouer bien des tours.

Dans ce contexte, la prudence est de mise, tout en gardant en tête que plusieurs scénarios sont plausibles, mais que certains sont beaucoup plus plausibles que d’autres.

Comme un scénario à la coréenne en Ukraine.

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand

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