Sophie Brochu, ou le choc des visions pour l’avenir

Publié le 11/01/2023 à 14:40

Sophie Brochu, ou le choc des visions pour l’avenir

Publié le 11/01/2023 à 14:40

La PDG sortante d'Hydro-Québec, Sophie Brochu. (Photo: La Presse canadienne)

ANALYSE ÉCONOMIQUE. Le coup de tonnerre résonne encore 24 heures après le départ plus ou moins surprenant de Sophie Brochu d’Hydro-Québec (HQ). Car, avec un peu de recul, sa démission apparaît davantage comme le symptôme d’un choc de vision sur l’avenir du développement durable que d’un strict choc de vision conjoncturel entre la PDG d’HQ et Pierre Fitzgibbon, le super ministre de l’Économie.

Un retour en arrière et une projection vers l’avenir s’imposent pour tenter de comprendre cette démission fracassante. Mais avant d’y arriver, penchons-nous d’abord sur les raisons du départ de Sophie Brochu, deux ans avant la fin de son mandat de cinq ans à la tête de la société d’État.

Pour tirer les choses au clair, j’ai échangé avec sept sources, dont six ont accepté de me parler uniquement sous le couvert de l’anonymat, car elles craignent ou ne sont pas autorisées à parler publiquement sur cet enjeu.

Officiellement, Sophie Brochu affirme que sa démission n’a rien à voir avec les tensions qu’elle a eues cet automne avec Pierre Fitzgibbon, le nouveau ministre responsable d’Hydro-Québec, et la vision économique du gouvernement caquiste de François Legault.

Grosso modo, Québec veut se servir de notre électricité renouvelable bon marché pour stimuler la croissance économique, attirer de nouveaux investisseurs et financer les dépenses publiques.

Pour sa part, Sophie Brochu voulait avant tout décarboner l’économie québécoise, cibler certains projets porteurs, mais sans vendre notre énergie au rabais.

Lire aussi: Sophie Brochu quittera Hydro-Québec en avril

 

Les raisons officielles de son départ

«Le tumulte lié à la pandémie est en grande partie derrière nous et Hydro-Québec se trouve aujourd’hui en bonne posture: nous nous sommes dotés d’un plan stratégique qui trace la voie de la transition énergétique du Québec et la situation financière de l’entreprise est excellente. Le moment est venu de passer le flambeau», a-t-elle insisté mardi dans le communiqué annonçant son départ de la société d’État, le 11 avril.

Quand elle dirigeait Énergir, Sophie Brochu avait une métaphore boulangère croustillante qui résume assez bien sa pensée économique à propos du prix de l’électricité facturée au Québec: on se vend le pain au prix de la farine, m’a-t-elle déjà dit en entrevue.

Bref, notre énergie propre n’est pas vendue à sa juste valeur. Les Albertains, qui produisent des hydrocarbures, se vendent le pétrole et le gaz naturel au prix du marché.

Pourquoi les Québécois n’en feraient-ils pas de même avec leur électricité verte?

Malgré tout, une source à l’interne chez Hydro-Québec m’assurait hier que le départ de Sophie Brochu ne serait «vraiment pas lié» à cette vision divergente.

Une autre source de l’industrie n’y croit pas, tout comme elle n’était pas non plus surprise de sa démission.

Sa nomination à la tête d’Hydro-Québec en avril 2020 avait d’ailleurs surpris. Après tout, Sophie Brochu avait déjà décliné la présidence de la société d’État que lui avait offert l’ex-ministre libéral de l’Énergie Pierre Arcand, en 2015.

Bref, sans la pandémie de COVID-19 et le fait qu’elle se soit sentie «interpellée» à l’époque, Sophie Brochu n’aurait sans doute pas quitté Énergir en avril 2020, me dit-on.

La pandémie étant largement derrière nous, elle aurait donc préféré quitter son poste avant la fin de son mandat.

Autrement dit, le cœur n’y était plus vraiment.

Et les tensions avec le ministre Fitzgibbon n’y seraient donc pour rien.

Vous y croyez?

Pierre-Olivier Pineau, spécialiste en énergie à HEC Montréal — la seule personne qui a accepté de me parler à visage découvert — n’y croit pas. Il estime même que son départ est «entièrement lié» à Pierre Fitzgibbon.

À ses yeux, s’il y avait eu autre chose, Sophie Brochu en aurait parlé mardi.

Aussi, malgré des démarches pour l’accommoder à Québec, il était trop peu trop tard. Elle a préféré «tirer la plogue», comme on dit. «La PDG n’avait pas les coudées franches et certaines “trajectoires” étaient télescopées politiquement», confie une source.

Cet automne, le gouvernement a créé le Comité sur l’économie et la transition énergétique (sur lequel siégeaient François Legault, Sophie Brochu et Pierre Fitzgibbon), en plus d’accorder certaines concessions à Hydro-Québec. Par exemple, la société d’État n’est plus obligée de desservir pour les besoins de 50 mégawatts et moins, une demande de longue date.

 

Les raisons structurelles de son départ

Faisons maintenant un retour en arrière et une projection vers l’avenir pour mieux cerner le contexte du départ de la PDG d’Hydro-Québec. Vous verrez qu’il est peut-être moins lié à des divergences de vues entre individus qu’à des enjeux plus structuraux.

Comme Hydro-Québec est une société d’État, elle est nécessairement un outil de développement économique pour le Québec. Rien de scandaleux, c’est de l’économie politique pure, comme on en voit en Occident depuis la Deuxième Guerre mondiale.

C’est un classique: historiquement, les gouvernements ont nationalisé — dans le cas d’Hydro-Québec, en deux phases, en 1944 et en 1963 — des entreprises pour se doter d’un levier économique afin de mieux partager la richesse collective.

Tant qu’Hydro-Québec était en surplus d’énergie, les gouvernements se mêlaient relativement peu des affaires de la société d’État, hormis sur des enjeux stratégiques et structurants, comme les généreux contrats d’électricité aux alumineries et le développement de la filière éolienne.

Bref, le producteur d’énergie se concentrait sur la production d’énergie, tandis que le gouvernement se concentrait quant à lui sur la création et la distribution de la richesse collective.

Bref, chacun son métier.

Or, ce paradigme a changé.

Le Québec n’est plus en surplus d’énergie ; il doit même en produire davantage dans les prochaines années et décennies afin de répondre à la demande croissante dans la province.

 

Un barrage d'Hydro-Québec sur la rivière aux Outardes, sur la Côte-Nord. (Photo: 123RF)

D’une part, pour décarboner l’économie et accompagner la transition énergétique, incluant l’électrification des transports. D’autre part, pour permettre aux entreprises déjà actives au Québec de réaliser des projets d’expansion, tout en attirant de nouveaux joueurs industriels de l’étranger.

Dans un contexte de changements climatiques et de la popularité croissante des critères ESG et de la responsabilité sociale des entreprises, le Québec est de plus en plus sur l’écran radar d’investisseurs et de décideurs économiques dans le monde.

Gardons aussi en tête la volonté du premier ministre François Legault que le Québec rattrape le niveau de vie de l’Ontario, sans parler de réduire sa dépendance, voire l’éliminer, à la péréquation canadienne — environ 13 milliards de dollars par année.

Voilà la grande toile de fond pour comprendre le contexte du départ de Sophie Brochu.

Dans le coin gauche, Hydro-Québec qui est prête à faire certains projets, mais qui mise beaucoup sur l’efficacité énergétique et l’accroissement des capacités de production des actifs énergétiques existants.

Dans le coin droit, un gouvernement qui veut créer de la richesse (en faisant un peu d'efficacité énergétique) et qui doit financer plusieurs missions de l’État et programmes sociaux — et qui mise en grande partie sur Hydro-Québec pour y arriver.

Le choc des visions était inévitable, souligne une source de l’industrie.

Il y a quelques années, cette personne m’avait d’ailleurs confié son inquiétude par rapport au fait que la société d’État ait si peu de projets dans ses cartons en prévision des tendances lourdes qui pointaient déjà à l’horizon, et ce, de la décarbonation à l’électrification des transports.

La demande allait exploser ; c’était écrit dans le ciel.

 

D’autres chocs de visions à venir

Si on projette plus loin dans le temps, d’autres chocs de vision sont à prévoir.

Ils toucheront cette fois notre modèle même de développement économique, alors que l’ensemble des pays — et le Québec — n’arrivent pas à réduire suffisamment leurs émissions de gaz à effet de serre (GES).

Une nouvelle expression fait son bonhomme de chemin depuis la guerre en Ukraine et la crise de l’énergie en Europe, la sobriété énergétique. Il faut apprendre à se développer, mais en consommant beaucoup moins d’énergie.

Les Européens ont montré que c’est possible. Comment? En faisant beaucoup plus d’efficacité énergétique — ils sont déjà des leaders mondiaux — et en ciblant la production de biens et de produits jugés plus essentiels.

Sans trop risquer de se tromper, je pense qu’on peut dire que Sophie Brochu est plutôt de cette école.

L’autre école, elle, mise encore sur la croissance économique très forte (en réduisant un peu la consommation d’énergie) afin de produire davantage de biens et de produits. C’est l’école de pensée de Pierre Fitzgibbon et de François Legault.

C’est cette seconde école qui gagne cette semaine, du moins dans un avenir prévisible.

Car, dans les prochaines décennies, de nouvelles générations prendront le pouvoir au Québec et ailleurs dans le monde. La sobriété énergétique sera de plus en plus la norme, voire leur mantra. 

La raison en est fort simple.

Les énergies fossiles demeurent — et de loin — la très grande majorité des sources d’énergie utilisées dans le monde.

Il faudra nécessairement en consommer beaucoup moins pour que nos enfants et nos petits enfants ne vivent pas sur une Terre trop chaude, où les conditions de vie seront très difficiles, voire impossibles dans certaines régions.

Certes, il faudra toujours créer de la richesse, ne serait-ce que pour financer les programmes sociaux, à commencer par l’éducation et la santé. 

Mais il faudra sans doute la créer autrement.

Peut-être même en misant aussi davantage sur une certaine sobriété économique, une approche qui remet en cause la société de consommation héritée de l’après-guerre.

Une approche que nous avons encore bien du mal à imaginer aujourd’hui.

À propos de ce blogue

Dans son analyse bimensuelle Dans la mire, François Normand traite des enjeux auxquels font face les entrepreneurs aux quatre coins du Canada, et ce, de la productivité à la pénurie de la main-d’œuvre en passant par la 4e révolution industrielle ainsi que la gestion de l’énergie et des ressources naturelles. Journaliste à «Les Affaires» depuis 2000 (il était au «Devoir» auparavant), François est spécialisé en ressources naturelles, en énergie, en commerce international et dans le manufacturier 4.0. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières, et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke.

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