Éloge du magasin de proximité

Publié le 21/10/2020 à 08:00

Éloge du magasin de proximité

Publié le 21/10/2020 à 08:00

Une boulangère

(Photo: 123RF)

BLOGUE INVITÉ. Quel est l’avenir du commerce de détail? Quel est le rôle social du commerce? Quelle est l’importance du commerce de proximité? Quel est l’avenir des centres commerciaux? Voici quelques questions que j’ai abordées avec Vincent Chabault, auteur du livre Éloge du magasin.

Vincent Chabault est sociologue, maitre de conférences à l’Université de Paris, et chargé d’enseignement à Sciences Po. Il est aussi l’auteur de l’ouvrage Éloge du magasin - Contre l’amazonisation, paru au début de l’année chez Gallimard.

Il m’a récemment accordé une entrevue pendant laquelle nous avons discuté de commerce de détail, d’expérience client et de l’impact de la pandémie.

 

D.L. Parlez-moi un peu du sous-titre de votre ouvrage Contre l’amazonisation.

V.C. Je n’ai absolument rien contre Amazon, à partir du moment qu’avec les autres formes du commerce, il y ait une égalité fiscale. Je suis pour la concurrence du marché. En France, une partie des recettes d’Amazon ne sont pas domiciliées en France, mais au Luxembourg. Et puis à côté de ça, on l’a vu pendant le confinement, Amazon a une gestion du personnel particulièrement négative. Ils ont un modèle social qui n’est pas respectueux. Je ne suis pas opposé au commerce électronique à condition qu’il respecte des règles sociales, fiscales et environnementales.

 

D.L. Comment la pandémie a bouleversé le contexte social du commerce?

V.C. En France, les magasins non alimentaires ont fermé le 18 mars (lors de la première vague). Ce fut une véritable sidération, une brutalité. Les écoles, les universités, les entreprises ont fermé. Puis il y a eu une réouverture le 11 mai. Il y a eu deux mois de fermeture d’un grand ensemble de magasins. Il y a eu un grand bouleversement de l’appareil commercial français. Depuis que les magasins ont rouvert, il n’y a pas eu de ruée vers les magasins. Les Français n’ont pas repris le chemin du magasinage, de la flânerie, et de la déambulation en magasin.

 

D.L. Un sondage récent réalisé au Canada énonçait que le critère numéro des consommateurs pour choisir un magasin est la sécurité sanitaire. Ce qui semble avoir pour conséquence que le magasinage soit devenu plus transactionnel du genre «j’entre, j’achète et je pars».

V.C. On va à l’essentiel effectivement. On va à l’essentiel parce qu’il y a le masque qui est obligatoire, la garantie de la distanciation physique, les Plexiglas entre les clients et le personnel. Ce sont de nouveaux aménagements, de nouveaux cadrages, qui nuisent à la fluidité marchande, à la fluidité des clients, à la spontanéité et au plaisir du magasinage. Ce qui pousse le consommateur à aller à l’essentiel.

Une certaine appréhension persiste. Le confinement est terminé, mais on est toujours sur une contrainte de mobilité. C’est-à-dire que nous-mêmes, nous nous contrôlons, et nous allons moins nous déplacer qu’auparavant. Cela change quelque chose pour le commerce. Ceux qui ont bien fonctionné pendant le confinement, et encore aujourd’hui, ce sont les commerces de proximité, à côté du commerce électronique qui se porte plutôt bien.

 

D.L. Vous parlez dans votre livre du commerce comme un lieu d’identité, comme un lieu de socialisation, d’échanges. Or, nous n’avons plus cela.

V.C. Peut-être dans les magasins de chaines, il y a en effet moins cet échange, ce qui les fragilise et les expose à la concurrence du commerce en ligne. Mais pour les petits commerces alimentaires, les artisans, les bouchers, les marchands de fruits et légumes, vous avez toujours cette relation sociale qui est au fondement du commerce de proximité. On l’a vu pendant le confinement. Dans mon quartier à Paris, certains commerces de proximité ont doublé leur chiffre d’affaires parce que les gens mangeaient chez eux. Tous les repas se faisaient à la maison puisque les restaurants étaient fermés. Comme la moitié des Parisiens vivent seuls, le commerce de proximité était un lieu qui a permis d’échapper à une certaine solitude. Le magasin assurait un repère dans le quotidien des confinés.

 

D.L. Une fois la pandémie passée, le consommateur va-t-il ressentir une envie plus forte d’interagir avec les commerçants, au détriment du commerce en ligne?

V.C. Le coronavirus a accéléré les tendances qui existaient déjà pour le commerce. Vous avez deux tendances : le commerce en ligne combiné au zéro contact et l’achat local. On l’a vu dans les supermarchés où le client pouvait passer sa commande en ligne et se la faire livrer dans le coffre de sa voiture ou à la maison. Le nombre de nouveaux clients a été multiplié par plus de 2,5 fois. Cette nouvelle façon de faire, sans contact, va perdurer, c’est évident. Cela dit, je crois que la vente avec contact va revenir progressivement. De son côté, la valeur du local, de la proximité va prendre plus de place.

Tout le monde est attaché aux commerces de proximité en France, mais le prix entre toutefois en ligne de compte. Comme près 30 % des Français ont perdu des revenus à cause de la crise, certains retrouveront la grande distribution, les hypermarchés, et pourquoi pas le commerce en ligne pour des raisons monétaires. Le commerce n’est pas qu’une question sociale ou sociologique, c’est aussi une question économique.

Du côté des libraires, le marché a rebondi en France après deux mois de fermeture. +22 % au mois de juin. +6% en juillet. Et ce rebond profite tout d’abord aux librairies indépendantes.

 

D.L. C’est ce qu’on a constaté au Québec. Les librairies, celles qui possédaient une plateforme de commerce en ligne et qui avaient un bon inventaire, ont converti les emplois de conseillers en responsable des commandes, de la facturation, de l’emballage et de l’expédition. Elles ont fait de bonnes affaires pendant la pandémie.

V.C. Pour les petits commerces, le numérique n’est plus vécu comme une menace, mais comme un service complémentaire qu’il faut proposer, notamment en période de confinement. Et l’atout numérique a été effectivement très investi par une grande partie des commerces de proximité. Le «cliquer et ramasser» et la livraison à domicile sont des tendances qui vont se confirmer.

Il faut former le commerçant à la culture du numérique. Certes, il faut aborder le sujet de la vente en ligne, mais aussi de l’utilisation des médias sociaux, de la publicité numérique, etc. Contrairement au modèle Amazon, cette démarche est en complément du magasin. C’est-à-dire que vous bénéficiez des atouts du commerce de proximité, le lien social, le conseil, l’expertise, l’échange, complémentés de services numériques.

La pandémie est une opportunité pour les marques de réfléchir et de repenser le service en magasin et l’expérience client. Vous savez sans doute qu’en France, nous ne sommes pas les champions de l’expérience client et du service.

 

D.L. Qu’est-ce qui caractérise une bonne expérience client?

V.C. Je dirais que c’est l’ajustement entre ce que demande le client et ce que propose le magasin en termes de compétences vendeurs, de relations sociales. Ce qui me surprend, c’est que les vendeurs ne se mettent pas au même niveau que les clients. Il y a souvent des désajustements qui créent des tensions en magasin. Par exemple, un jeune vendeur ne peut pas s’exprimer de la même façon avec un jeune client qu’avec une femme de 70 ans.

Le commerce, petit comme grand, a besoin d’une revalorisation. Une revalorisation économique, notamment pour les salaires de vendeurs, mais aussi une image revalorisée. Jadis, quand une personne passait un diplôme pour être pâtissier, c’est qu’il n’était pas bon pour faire de longues études. Aujourd’hui, ça change. Il y a une requalification de l’artisanat, des petits métiers, etc.

La COVID a remis la notion d’essentialité. Qu’est-ce qui est essentiel finalement? Quels métiers? Le confinement nous montre à quel point les métiers peu rémunérés et peu reconnus sont très importants, essentiels.

 

D.L. Avant la COVID, on parlait beaucoup de l’évolution de l’expérience client, du transactionnel vers l’expérientiel. Est-ce que selon vous, ce volet expérientiel contribue réellement à l’expérience ou il n’est qu’un artifice, puisqu’à preuve il n’est plus présent aujourd’hui?

V.C. L’expérientiel a été une solution, un outil pour amener du trafic en magasin. Certes, l’expérientiel contribue à amener des visiteurs en magasins. Mais l’objectif est de transformer ces visiteurs en clients, ce qui, à mon avis, est de plus en plus difficile.

Ce qui apparait quand même aujourd’hui, ce sont les valeurs de proximité, de local. Remettre de l’humain, valoriser le contact et les relations prendra plus d’importance pour plusieurs marques.

 

D.L. Je suis d’accord. Mais encore faut-il que les commerces de proximité m’offrent une bonne expérience, qu’on soit souriant, compétent et que l’on s’intéresse réellement à moi, sinon je serai tenté d’aller voir ailleurs. Il y a quelques années, je me suis présenté dans une petite librairie au mois de septembre pour savoir quand le prochain livre de Michel Tremblay sortira. Et la réponse du libraire fut: «Michel Tremblay sort un nouveau livre?» Je me suis demandé ce que je faisais là, alors que j’aurais pu commander le livre en ligne.

V.C. Il faut qu’il y ait autre chose, il faut qu’il y ait un conseil, une animation aussi… Si le magasin ne vous apporte pas autre chose qu’une transaction financière, le commerçant en ligne Amazon va augmenter ses parts de marché. Aux États-Unis, la retail apocalypse a touché toutes les chaines de livres. Borders a fermé 800 magasins, Barnes & Noble va très mal, mais la librairie indépendante progresse. Il y a Amazon qui a peut-être la moitié du marché. Mais la librairie indépendante n’est pas morte. Elle est même en croissance. Ce sont peut-être les chaines, les centres commerciaux qui ont un avenir plus incertain que le petit commerce finalement.

 

D.L. Qu’en est-il justement de l’avenir des centres commerciaux?

V.C. En France, les sociétés immobilières souffrent beaucoup du confinement lié à la COVID. Elles accueillent aussi en leur sein des marques qui ne peuvent plus payer les loyers. Pour remplir les centres commerciaux, elles innovent en intégrant des cinémas, des centres médicaux, des salles de sport, des restaurants, etc. Elles mettent de moins en moins d’extraordinaire, mais de plus en plus de services du quotidien.

Il y a un autre axe de développement qu’on voit beaucoup à Paris. Les centres commerciaux arrivent dans certains endroits où ils étaient absents auparavant comme dans les gares. Aujourd’hui, les gares parisiennes sont devenues des centres commerciaux.

Comme les clients ont tendance à moins se déplacer, les sociétés immobilières migrent vers leurs lieux de passage comme les gares.

 

D.L. Cela me fait penser à Nordstrom Local, de plus petits magasins, à proximité des gens, sans inventaire, avec des accès à un styliste où l’on peut essayer quelques vêtements qu’on vous livre à domicile.

V.C. C’est quelque chose qu’on va voir beaucoup. L’avenir il est là. Petit comme grand, c’est le magasin connecté.

 

D.L. Le magasin connecté en permanence, connecté aussi avec les habitudes du consommateur, connecté de façon numérique, connecté sur ses habitudes…

V.C. On sait que de dire ça, c’est un idéal, mais en arrière-plan, c’est très compliqué à mettre en place. C’est ce qu’on appelle l’omnicanalité. Cela dit, les petits magasins, les moyens ou les grands, doivent offrir une combinaison de services, des services de relation, des services numériques et un accueil qui soient les plus efficaces possibles, les plus corrects, les plus satisfaisants.

À propos de ce blogue

De kessé l’expérience client se veut un blogue pour les dirigeants, responsables de l’expérience client, et toute personne qui est en contact direct, ou indirect avec la clientèle. Le but? Démystifier l’expérience client sous tous ses angles. Daniel Lafrenière est stratège en expérience client omnicanale. Oeuvrant depuis plus de 30 ans, il a aussi donné des conférences au Canada, aux États-Unis et en Europe. Il est l’auteur de 10 ouvrages en expérience client, expérience employé et transformation numérique.

Daniel Lafrenière